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Mes Univers
26 février 2014

Chronique d'un Enfant des Ages Obscurs :

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Je me nomme Anthelme, j’ai trente-cinq ans, et je suis écrivain. Enfin, je prétends l’être puisque je n’ai jamais rien publié. D’ailleurs, je n’ai jamais cherché à me faire éditer. Cela ne m’intéresse pas. Et puis, de toute façon, qui voudrait entendre mon histoire. La plupart des gens sont trop préoccupés par les aléas de leur propre existence pour se pencher sur les vicissitudes de la mienne. Ils mènent des existences mornes et sans attrait – à mes yeux du moins -, et ils me le rendent bien. Quant à ceux que je fréquente habituellement, le « Grand Art », puisque c’est ainsi que je qualifie le fait d’écrire, sans parler de ses multiples implications, les laisse indifférents. Au mieux, ils s’en détournent pour s’enthousiasmer à propos de faits plus concrets, la recherche d’un emploi, le dernier film qu’ils ont vu au cinéma, les plus récents potins mondains de la presse people, ce qu’ils ont mangé au restaurant quelques jours auparavant. Au pire, ils s’en moquent, me jaugeant de haut comme si j’étais un condamné à mort attendant la sentence d’un jury populaire. Ou ils me regardent comme un pestiféré dont la présence les empêche de se gargariser de leur quotidien insipide.   

Je sais. Je ne devrais pas juger mon entourage de cette manière. Mais je n’y peux rien, c’est plus fort que moi. Je me sens si seul au sein de cette famille dont la plupart des membres me traitent comme un moins que rien. Ils m’ont si souvent blessé, humilié, trahi ma confiance, dévalorisé, qu’aujourd’hui je les méprise du plus profond de mon âme et de mon cœur. Je suis conscient que ce n’est pas une attitude « normale ». Pourtant, que voulez vous, c’est ainsi.

 

Prenons mon père par exemple : il se nomme Donatien. Il a soixante-quatre ans ; c’’est le troisième enfant d’une lignée de quatre frères et d’une sœur. Mais il ne les fréquente plus qu’épisodiquement. Il est grand, les cheveux bruns tirant sur le gris foncé. Il a des yeux bleu-acier qui le rend irrésistible selon certaines femmes. Son visage anguleux d’ancien militaire en a fait chavirer plus d’une.  Son corps musculeux et noueux, couturé de cicatrices et tatoué aux endroits les plus intimes de sa personne les électrise. « Une donzelle dans chaque port, ainsi qu’il l’aime à dire, c’est le meilleur moyen d’être en paix chez soi. ». Je n’ai jamais compris ce qu’elles lui trouvaient. Malgré tout, tout le long de sa vie – et aujourd’hui encore, alors qu’il est uni à ma mère depuis près de trente ans -, il a accumulé maitresses de longue durée ou amantes d’un soir. Si elles le connaissaient comme je le connais, je suis sûr qu’elles réviseraient leur jugement le concernant. Quant à ma mère – Adryenne ; de deux ans sa cadette -, elle est évidemment au courant des incartades répétées de mon père à leur contrat de mariage. Il y a bien longtemps qu’elle a laissé derrière elle toutes ses illusions. Elle n’est pas dupe. Elle sait parfaitement que son ménage est un fiasco. Et si elle tient à sauver les apparences, c’est surtout pour ne pas se mettre à dos le reste du Clan Saint-Ycien.

Parmi les membres du Clan, tout le monde, ou presque, connaît le tempérament de mon père. C’est un coureur de jupons invétéré. Je l’ai même vu essayer de séduire Lilia, la petite sœur de Sidonie, la seconde épouse de son frère Edmond – qui a deux ans de plus que lui -, le jour de la cérémonie de Pacs de ce dernier. Celle-ci venait tout juste de fêter ses dix-huit ans ; elle était mignonne comme tout dans sa longue robe vermeille, avec ses longs cheveux dorés et sa silhouette fine. Il n’a pas arrêté de discuter avec elle durant le repas de noces. A un moment donné, je l’ai aperçu tenter de lui glisser l’une de ses mains velues aux ongles noircis de terre entre les cuisses. Elle l’a évidemment repoussé. Gentiment, de sa petite voix fluette, le rouge aux joues, elle s’est levée et s’est éloignée pour s’installer à l’autre bout de la table de réception. Pourtant, cela ne l’a pas empêché de la lorgner jusqu'à la fin de la soirée. C’en était tellement gênant que j’ai failli aller lui dire d’être plus discret. Mais je n’ai pas osé, parce que je savais quelle réaction il aurait. Il m’aurait giflé avec force, quitte à m’envoyer au tapis. « Petit con, mêle toi de ce qui te regarde, aurait t’il vociféré. ». Il aurait déclenché un esclandre, déclarant que « si c’était pour être insulté, qui plus est par son propre fils, il ne serait pas venu. ». Ma mère aurait éclaté en sanglots, s’excusant pour lui, expliquant qu’en ce moment, il avait des problèmes avec ses associés. Ses frères et sœurs, ainsi que leurs conjoints, se seraient contenté de hocher la tète silencieusement, avant de retourner à leurs discussions avinées. Et l’incident serait aussitôt passé aux oubliettes.

C’est pour cette raison que, ce jour là, je n’ai rien dit. J’avais alors une dizaine d’années. Mais, déjà, j’avais une idée assez précise du genre d’homme qu’était mon père. Je connaissais son caractère par cœur. Je savais quel comportement il pouvait avoir. Il n’a aucun complexe, se croit supérieur aux autres. Il sait se sortir des situations les plus inconfortables avec aisance. Il désarçonne ses contradicteurs en retournant les fautes qu’ils pourraient lui reprocher contre eux. Il réussit souvent à se faire plaindre en racontant à qui veut l’entendre tous les mauvais coups du sort qu’il a subi au cours de sa vie. Et, le plus souvent, ceux qui l’écoutent oublient qu’il est à l’origine de tel ou tel scandale ; parfois même, dans la foulée, il parvient à attirer dans ses filets l’une des plus séduisantes jeunes femmes présentes : quittant les lieux à son bras, il la raccompagne chez elle, d’où il repart à l’aube, quand il ne la culbute pas directement dans le parking où il a garé sa voiture.

Que voulez-vous ? Adolescent, Victorien et Allondra, ses parents, ainsi que ses frères et sa sœur, lui ont toujours tout pardonné. Ils l’ont toujours pris sous son aile lorsqu’il se retrouvait confronté à la dure réalité de la vie. Ils l’ont toujours considéré comme le moins doué de la Fratrie, un moins que rien auquel ils se devaient de venir systématiquement en aide. C’est d’ailleurs Félicien, l’ainé des Saint-Ycien, qui, à force de le voir sombrer dans la petite délinquance et de s’adonner aux stupéfiants, lui a suggéré d’entrer dans l’armée. Cela faisait près de trois ans que mon père avait quitté ses études, d’après ce que j’ai appris il y a quinze ans. Il végétait, se cramponnait désespérément à l’argent que lui fournissait discrètement Allondra, mais le claquait en quelques jours : de boites de nuit en virée nocturnes pour se procurer cocaïne ou filles faciles, il lui filait entre les doigts avec une facilité déconcertante. Jusqu’au jour où Félicien, de douze ans plus vieux que lui, a pris les choses en mains. Se substituant à Victorien et Allondra – ils n’étaient alors pas encore décédés et mon père logeait toujours chez eux malgré le fait qu’il approchait de ses vingt-cinq ans -, il a exigé que Donatien réagisse. Ni une ni deux, il l’a emmené lui même au centre de recrutement de l’armée de Besançon ; c'est-à-dire le plus proche de chez eux. Il l’a obligé à signer les documents l’engageant durant cinq ans dans l’armée de Terre. Puis, il l’a planté là avec son paquetage devant un lieutenant médusé par l’attitude de Félicien et le peu de réaction de mon père face à ce dernier.

Personnellement, je suis convaincu que, lors de cet épisode, mon père devait être défoncé. Sinon, il ne se serait pas laissé embarquer dans cette histoire aussi facilement. Sanguin comme il l’est, celui-ci aurait juré ses grands dieux qu’il allait tout essayer pour ne plus succomber à la tentation de la drogue ; et de l’alcool par la même occasion – déjà ! Il aurait dit que, de toute manière, ni mon grand-père, ni ma grand-mère, ni Félicien, ni les autres, ne le comprenaient. Que c’était pour cette raison qu’il sniffait, « pour oublier combien ils lui pourrissaient l’existence. ». Puis, il se serait jeté sur Félicien qui, bien qu’il soit doté d’une forte carrure, aurait eu, à mon avis, beaucoup de mal à le dominer.

Tout cela pour dire que l’homme qui me sert de géniteur n’est vraiment pas ce qui se fait de mieux dans le genre. Car, je viens de vous relater des faits qui se sont déroulés dans un passé plus ou moins lointain. Mais son caractère ne s’est pas amélioré avec le temps. D’un coté, ses problèmes de drogue ont disparu. Par contre, il n’a pas arrêté de boire. Du premier souvenir que j’ai de lui, je le vois se tenant dans un coin situé dans la pénombre de la salle à manger de l’immense demeure de mes grands-parents, à Baume les Dames, avec un verre de whisky à la main. D’après la rumeur, il parait qu’il n’a pas pu honorer ma mère, toute juste épousée, le jour de ses noces, tellement il était saoul. Aujourd’hui encore, s’il n’engloutit pas sa demi-bouteille de vodka au petit-déjeuner, il sera de mauvaise humeur toute la journée.

Car, hélas pour nous, mon père est aussi un individu violent. Oh, il ne s’en prend aucunement aux inconnus. Il traine volontiers dans les bars de nuit de Besançon ou dans les rues mal famées de la vieille ville. Il s’acoquine aisément avec les types louches qui croisent sa route. Il dépense des centaines d’euros au cours de ses virées nocturnes, payant tournées générales sur tournées générales à l’ensemble des soiffards qui ont le « privilège » de croiser son chemin. Je le soupçonne même de se payer les services d’une prostituée de seconde zone de temps en temps. Mais il rentre toujours au domicile conjugal l’aube venue.

Tout le long de mon enfance  - après que mes grands-parents aient payés comptant à mon père notre habitation actuelle, et que nous ayons emménagé à Boussières sur le Doubs - et de mon adolescence, Silëus, Ygraine ma mère et moi – qui suis l’ainé -, avons subi son comportement En ce qui concerne ma mère, c’est toujours le cas à l’heure actuelle, bien que nous ayons quitté le domicile familial depuis longtemps.

Ainsi, chaque matin, nous buvions café ou chocolat chaud à la table de la cuisine. Nous voyions alors mon père débouler dans la cuisine. Parfois, il tenait à peu près debout, il parvenait à s’exprimer plus ou moins correctement. D’autres fois, par contre, c’était presque à quatre pattes qu’il apparaissait, et un filet de bave jaunâtre s’écoulait de ses lèvres. Il était obligé de se tenir aux meubles qui avaient le malheur de se trouver sur son passage. Son visage bouffi par le manque de sommeil, les yeux injectés de sang, mal rasé, les joues et le nez couperosés, il s’agrippait tant bien que mal au buffet campagnard installé dans le couloir menant à la cuisine. Il faisait valser la plupart des objets de décorations posés dessus. Combien de vases de babioles, de photos de nous encadrées disposés là, atterrissaient immanquablement sur le sol ? Combien de fois ses chaussures crottées les ont pulvérisés ? Des dizaines, des centaines de fois, peut-être ! Puis, en entrant dans la pièce, il marmonnait des propos incohérents. Aussitôt, son haleine, qui aurait pu faire fuir un putois, investissait les lieux. Et il n’avait pas atteint l’évier qu’un flot nauséabond et verdâtre de bile et d’alcools de toutes sortes se déversait sur le carrelage.

Ensuite, il réussissait le plus souvent à atteindre la première chaise à proximité de lui, et à s’y asseoir. Il nous dévisageait, comme s’il avait du mal à nous reconnaître. Il jetait un œil vers ma mère, en larmes, qui s’était statufié aussitôt qu’elle avait entendu le son si identifiable de ses pas dans le corridor reliant la porte d’entrée à la cuisine. Il l’observait un instant, semblant avoir du mal à se souvenir qui elle était. Finalement, son regard s’éclairait brièvement. Du fin fond de sa mémoire nébuleuse et embrumée par les vapeurs de breuvages indéterminés dont il était imbibé, il parvenait à l’identifier. Il lançait un « Peuh » dédaigneux et plein de mépris vers elle. Et il s’effondrait sur la table, la tète disparaissant au creux de ses bras s’étant étalés sur toute la surface de cette dernière ; dispersant ainsi aux quatre vents nourriture et ustensiles qui y étaient disposés.

Ca, bien entendu, c’était dans le meilleur des cas. Les jours où il était assez lucide pour ne pas terminer sa course pratiquement allongé sur la table de la cuisine, ses ronflements sonores résonnant dans toute la maison, la situation dégénérait. Il pénétrait dans la pièce en nous fixant à tour de rôle. Son regard fiévreux dominé par la hargne et le ressentiment passait de Silëus, à Ygraine et à moi. « Vous n’êtes pas encore à l’école – au collège -, nous disait t’il. Bande de feignants, vous ne valez pas mieux que votre branleuse de mère. Vous finirez tous chômeurs. Et toi, ma fille, insistait t’il, si un idiot ne t’engrosse pas avant, tu suceras des bites jusqu'à ta retraite. ».   

Dès lors, Ygraine, qui même quand elle était petite, avait très vite compris ce que ce genre de propos cachait, se mettait à pleurer. Elle se levait précipitamment, et sortait, se réfugiant dans le dressing non loin de la porte donnant sur l’exterieur de la maison. C’était là que nous mettions nos chaussures et nos blousons, avant de nous rendre en classe. C’était surtout là qu’Ygraine pouvait laisser échapper ses sanglots d’incompréhension, de colère et haine. Il faut avouer que, des trois enfants que mon père et ma mère ont eu ensemble, c’est elle la plus sensible. C’est elle qui a toujours vécu cette ambiance détestable le plus durement. Et si, aujourd’hui, elle est régulièrement en dépression, qu’elle effectue des séjours fréquents en maison de repos, ce n’est pas pour rien. Si, de son coté, Silëus, homosexuel refoulé, erre de ville en ville en compagnie d’individus en voie de clochardisation et qu’il en en arrivé à haïr la Société, il n’est pas nécessaire d’aller chercher les raisons très loin. Notre enfance et notre adolescence n’ont pas été des parties de plaisir, loin de là.

Mais, à cette époque, à chaque fois qu’il rentrait saoul, Silëus et moi essayions de faire comme s’il n’était pas là. Nous continuions de prendre notre petit-déjeuner en silence. Nous jetions de temps à autre des coups d’œil apeurés en direction de notre mère. Car nous savions qu’une fois que nous aurions disparu de la pièce, les événements allaient dégénérer. Nous tentions donc de faire durer l’instant le plus longtemps possible. Malgré tout, nous ne pouvions pas nous permettre de trainer. D’une part, parce que le bus qui s’arrêtait à l’angle de notre rue ne nous attendrait pas. D’autre part, parce que c’était Silëus et moi qui risquions de nous attirer les foudres de notre père.

Mille fois, celui-ci, à bout de patience, s’est précipité sur nous au bout de quelques minutes à attendre sur le pas de la porte. Il regardait ma mère, puis nous, puis de nouveau ma mère, et ainsi de suite. Et, tout à coup, sans que nous nous y attendions, il sautait sur mon frère et moi. Au milieu des hurlements hystériques de ma mère – elle savait très bien ce qui l’attendait ensuite -, il s’emparait de nous. Objets hétéroclites et restes de nourriture valsaient partout, tandis qu’il nous empoignait l’un après l’autre. Il nous propulsait contre un mur, contre le suivant, jusqu'à ce qu’il nous éjecte au travers de la porte. Au passage, casseroles, poêles, ingrédients ménagers, et même étagères, chutaient de leurs emplacements habituels. L’encadrement de la porte de la cuisine garde certainement encore les stigmates de nos vols planés. Car, souvent, le fait qu’il soit alcoolisé rendait ses gestes approximatifs. De fait, nous atterrissions régulièrement aux abords de celui-ci. Les bleus dû à ces chocs violents étaient fréquents. Et plus d’une fois, j’ai été obligé de mentir au médecin scolaire qui nous examinait à l’école primaire, pour ne pas qu’il soupçonne de quoi il retournait. Je suis malgré tout convaincu que, plusieurs fois, l’idée que j’étais la victime de maltraitance lui a traversé l’esprit. Il a essayé deux ou trois fois de me sonder dans ce sens. Mais je n’ai jamais évoqué ce qui se déroulait réellement chez moi. Silëus et Ygraine non plus, d’ailleurs. D’autant qu’il y a une vingtaine d’années, cette sorte de brutalité ne suscitait pas encore l’empathie de la Société ; surtout dans une petite agglomération comme la notre.

Je n’ose en outre pas imaginer les conséquences de tels aveux auraient eu sur ma mère, sur Ygraine, sur Silëus, et sur moi. Je me demande si mon père n’aurait pas préféré tous nous tuer et se suicider ensuite, plutôt que de passer devant un juge et d’aller en prison. Nous n’aurons pas l’occasion de le savoir, puisqu’il n’a pas été confronté à ce cas de figure.

En tout état de cause, Silëus et moi parvenions tant bien que mal à franchir l’ouverture menant au couloir. Mon père claquait la porte derrière nous. Et les hostilités entre ce dernier et ma mère pouvaient commencer.   

 

Un épisode, semblable à tant d’autres en apparence, est imprimé en permanence dans ma mémoire. J’avais une quinze ans à cette époque ; Silëus quatorze ans, et Ygraine dix ans :

« Alors, salope, a-t’il fulminé ce matin là, tu n’es même pas capable d’éduquer nos enfants correctement. Regarde moi comment tu tiens ta maison. C’est une vraie porcherie. Comment veux tu que j’aie le désir d’y rester, quand je vois son état de propreté. Rien que la cuisine, ça me donne envie de gerber. Et je suis certain que le reste, ce n’est pas mieux. Si j’osais frôler le rebord des meubles de mes doigts, combien de tonnes de poussière je récolterai. Si je regardais sous le canapé ou sous le lit, combien de moutons j’y découvrirai. Des tas, je n’en doute pas… ».

Sa voix tonitruante a fini par se perdre, alors que nous avons rejoint Ygraine dans le dressing. Nous l’avons consolé du mieux que nous avons pu, nous préparant nous aussi pour notre trajet en car. Mais cela ne nous a pas empêché de percevoir les râles colériques de mon père. Ils ne s’atténuaient généralement qu’au bout d’une bonne heure de cris et de reproches dont, tour à tour, sa femme, ses enfants, ses propres frères ou sa sœur étaient les victimes. Lorsque mes grands-parents étaient encore de ce monde, eux aussi avaient le droit à leur volée d’injures. Car, bien entendu, tout était toujours de la faute des autres ; jamais de la sienne. Entre deux imprécations, il s’est une fois de plus lamenté qu’il n’avait jamais eu de chance :

« Si je bois, n’a-t-il cessé de répéter – je réentends ses propos interminables, et aujourd’hui encore, je suis capable de les rapporter au mot près -, c’est parce qu’on ne m’a pas donné l’opportunité de montrer de quoi je suis capable. Déjà, quand j’étais petit, papa et maman ne se satisfaisaient aucunement des efforts que je pouvais fournir. Que ce soit mes études, mes amis, mes centres d’intérêts, mes projets, ils s’en foutaient royalement. Il n’y en avait que pour Félicien ou pour Edmond, et éventuellement Sylvestre. Elisandre, elle, c’était la petite dernière, donc intouchable. Moi, j’étais le canard boiteux du Clan Saint-Ycien.

Ah, Félicien et Edmond, c’est sûr, ils ont toujours été la fierté de la fratrie ! Eux ont réussi. L’un travaille à Paris ; il est vice-président de l’antenne française d’un grand fond de pension américain qui a ses entrées au ministère des Finances, et à la Chambre des Députés. Il est coté en Bourse et possède des parts dans de nombreuses multinationales. Il gagne des millions par an, voyage en jet privé aux quatre coins du monde. Il se prend pour le chef de famille et dirige le Clan à sa guise, comme si nous étions tous les pièces d’un échiquier destinés à servir ses ambitions. Papa et maman le laissent bien entendu faire, trop heureux de se débarrasser de ce genre de contraintes. Ils préfèrent leurs cocktails privés et leurs amis du Rotary Club, leurs parcours de golf et leurs soirées mondaines, plutôt que de s’intéresser aux soucis de leurs enfants. Qu’on ne s’étonne pas, ensuite, qu’Elisandre plane à cent-mille pieds avec ses rêves de gloire continuellement avortés au théâtre et au cinéma. Qu’on ne vienne pas se plaindre que Sylvestre ait choisi de rentrer dans les Ordres et de vénérer un Dieu sur le déclin. Félicien, lui, a beau jeu, de se considérer irremplaçable. Il est l’ainé, et il a toujours été le préféré de papa et maman ; celui qu’on se glorifiait de montrer aux intimes de la Famille, aux connaissances, aux relations, afin de démontrer que la succession était assurée.

Quant à Edmond, lui, c’est un grand avocat de la capitale. Il est employé par l’un des cabinets les plus importants de la place de Paris qui a des relais jusqu’aux Etats-Unis Il défend truands et hommes politiques en disgrâce. Il est convoité par tous les chasseurs de tète du XVIème, quand ce ne sont pas des Agences de New-York ou de Londres qui lui offrent des ponts d’or qu’il s’associe à elles. Régulièrement, on voit son nom dans les journaux ou accorde des interviews télévisés. Lui aussi, papa et maman le divinisent pratiquement. Leur star attitrée, le célèbre Edmond de Sain-Ycien, qui fait les gros titres à chaque procès médiatique dans lequel il défend tueur en série, pédophile, baron du grand banditisme. Celui que la presse people s’est arrachée à la mort accidentelle d’Esther, sa première femme, après que sa voiture ait raté un virage sur les hauteurs de Monaco. L’ensemble du Clan a été à ses cotés, lorsqu’il a failli se suicider de chagrin, quand sa « belle américaine » a disparu. On se pose encore la question de savoir si c’est le mauvais sort, si elle ne l’a pas fait exprès, ou si quelqu’un ne l’a pas un peu aidé. Mais, surtout, personne ne doit ressusciter cette histoire !!! Les tabloïdes ont assez harcelé Edmond ! Le pauvre Edmond ! Toujours le pauvre Edmond ! Alors qu’il n’a pas mis longtemps à la remplacer par Sidonie, un ancien top model de dix-sept ans plus jeune que lui, qui lui a très vite mis le grappin dessus. Sans compter que pauvre, comme Félicien, il est loin de l’être, hein !  

Moi, c’est vrai que je n’ai pas leur fortune. Me montrer aux cotés de papa et de maman au cours de leurs diners de galas ferait mauvais genre. Tu parles ! Un ancien militaire que son frère ainé a trainé de force au centre de recrutement de Besançon, et qui, une fois son engagement terminé a trainé de petits boulots en périodes de chômage prolongé, il n’y a rien de glorieux. Il n’y a aucun avantage à en tirer. Si leurs relations apprenaient, en plus, que je suis un drogué repenti – un cocaïnomane périmé tout de même ! - que je suis marié à une moins que rien, une alcoolique qui, certes, s’en est sorti, mais qui, aussitôt son sevrage terminé, s’est laissé mettre enceinte par un individu comme moi, ce n’est pas brillant.

De ton coté, toi, Adryenne, tu n’a rien tenté pour me venir en aide. Il me restait un an à tirer avant le terme de mon enrôlement dans l’armée, qu’Anthelme était déjà en route. Je remontais la pente, après mes années d’errance dans le milieu de la petite délinquance et de la toxicomanie, je n’aspirais qu’à la tranquillité d’une existence calme et sans problèmes, qu’un nouveau coup de massue me tombait sur la tète. La femme avec laquelle je sortais depuis trois mois, avec laquelle je n’avais pas de projets d’avenir – je ne désirais pas en avoir – m’annonçais qu’elle attendait un enfant de moi. Et il a fallu que j’assume cette paternité que je n’avais pas demandée, puisque papa et maman ont exigé que tu n’avortes pas. C’était contre leurs convictions, ont t’il clamé jusqu'à ce que tu cède.

C’est à partir de ce moment là que tout a dérapé dans ma vie. Tu entends, Adryenne ! C’est de ta faute, et de la faute de ces maudits gamins que nous devons élever, et qui nous pompent tout notre fric ; tout mon fric ! Sans oublier mes parents, mes frères et ma sœur, j’ai failli les oublier ceux-là ! J’essaye de faire bouillir la marmite comme je peux. Ce n’est pas facile tous les jours. Le travail, je m’acharne à en chercher, mais il n’y en a pas. De plus, avec le passé sulfureux que j’ai, dans un coin paumé tel que Boussières sur le Doubs et ses environs, où même Besançon, c’est difficile à trouver. Je traine des casseroles derrière moi, et tu crois que tes sempiternelles jérémiades arrangent les choses ? Que te voir pleurer et te lamenter à longueur de temps me donne la niaque ? 

Quant aux Saint-Ycien, ils ne lèvent jamais le petit doigt pour me tirer de cette mauvaise situation ; ils ne l’ont jamais fait. Nada ! Rien ! Ils font la sourde oreille, eux qui pourtant ont des relations partout dans la région. Eux qui ont des amis entrepreneurs qui pourraient m’embaucher sur des chantiers de longue durée. Pourtant, non ! Ils préfèrent se gargariser de la réussite professionnelle de Félicien ou d’Edmond. Ils préfèrent s’extasier devant les tentatives avortées d’Elisandre et de ses productions artistiques à la mort moi le nœud. La seule fois où ils m’ont secouru, c’est après que j’ai quitté l’armée : pendant près de cinq ans, ils nous ont accueilli, toi, moi, et Anthelme, dans le loft qui jouxte leur propriété, et destiné à l’origine, à loger leurs hôtes de passage. Et encore, tu dois bien reconnaître, Adryenne, que ce n’était pas facile tous les jours.

Pour ta part, tu es trop indulgente avec les petits morveux qui nous servent de fils et de fille. Anthelme, qui a en permanence le nez dans ses bouquins, qui passe ses soirées à lire des publications qui me donnent mal à la tète rien que de déchiffrer leur titre. Ou bien, qui écrit des poèmes sans queue ni tète sur les arbres, la forêt, les ruisseaux, les fleurs, ou je ne sais quoi encore. Ygraine, elle, qui sursaute dès qu’une porte claque dans la maison, qui se recroqueville sur elle même quand j’ai le malheur d’élever légèrement la voix, et qui se réfugie systématiquement dans sa chambre quand j’ai l’audace de lui suggérer qu’elle devrait s’affirmer davantage. Et enfin, Silëus, qui n’aspire qu’à une seule chose, c’est de prendre la poudre d’escampette à la première occasion, et de trainer dans les rues avec ses soi-disant « copains ». Ils profitent de lui, oui, plutôt ! Comme ceux-ci savent qu’il a des grands-parents qui ont les moyens et qui le financent régulièrement, ils le rackettent ou l’obligent à leur payer à boire au bistrot du coin ! Il me rappelle un peu moi à son âge. S’il ne finit pas en prison – ce que j’ai réussi à éviter tout de même -, je serai étonné ! ».   

Essoufflé par ce monologue interminable, mon père s’est alors tu un instant. Je n’étais pas présent, puisqu’il m’avait éjecté de la cuisine peu de temps auparavant. Mais ma mère m’a ensuite raconté la scène – une parmi tant d’autres semblables -, et ses mots, et leurs conséquences plus dramatiques que d’habitude me sont, depuis, resté en mémoire jusqu'à aujourd’hui ; et ils y seront certainement gravés jusqu'à ma mort, je n’en doute pas.

Il a fixé ma mère de ses yeux de braise. Il a hoqueté, répandant son haleine avinée alentours. Son visage blanc comme un linge l’a scruté avec intensité. Ses doigts se sont refermés sur ses paumes, se transformant ainsi en en poings prêts à s’abattre sur elle au moindre faux pas de sa part. Il a fait craquer leurs jointures ; ses bras noueux se sont tendus. Et il a attendu.

Evidemment, comme chaque fois que mon père remâchait ses ressentiments devant elle, qu’il l’invectivait, mais surtout, qu’il nous transformait, mon frère, ma sœur, et moi, en bouc émissaires, celle-ci ne pouvait s’empêcher de laisser de chaudes larmes couler de sa figure. Elle savait parfaitement que son comportement ne l’adoucirait pas. Au contraire, elle était consciente de ce qui allait advenir sous peu. Malgré tout, elle ne parvenait pas à les contrôler.

« Comment… comment ose tu affirmer des choses aussi horribles à propos de tes enfants, a-t-elle répliqué. » Le ton de sa voix était empreint de haine et de dépit. « Comment peux-tu déverser ta bile sur eux. Regarde-toi, quelle image de toi leur montres-tu ? Ils n’ont rien demandé. Si tu as des problèmes avec tes parents, tes frères ou ta sœur, ce n’est pas de leur faute. Si tu ne parviens à dénicher un emploi stable, ils n’y sont pour rien. Quant à moi, j’ai toujours été là pour toi. Depuis le début, j’ai essayé de te soutenir du mieux que je le pouvais. Je t’ai incité à poursuivre tes efforts lorsque tu as suivi ta cure de sevrage à l’encontre de la cocaïne. Tu ne t’en souviens pas ? Eh bien, moi, je m’en rappelle : c’était juste après que nous nous soyons rencontré aux Alcooliques Anonymes. A cette époque, tu avais la rage ; tu désirais t’en sortir par tous les moyens. Tu voulais montrer à tous ceux qui ne croyaient pas en toi – et plus particulièrement Félicien, Victorien et Allondra – qu’ils pouvaient te faire confiance. Qu’après des années de galère, ton séjour dans l’armée t’avait remis les idées en place. Que tu avais décidé de prendre ton avenir en main. Au terme de tes cinq années en tant que militaire, c’est encore moi qui t’ai expliqué que, malgré le fait que tu as réussi à te sortir de la drogue, tu n’en n’avais pas pour autant fini avec ton addiction au whisky ou à la vodka. Et je t’ai toujours encouragé à poursuivre tes efforts afin de t’en défaire…   

- Quelles conneries ! A peine trois mois après le début de notre histoire, tu m’annonçais que tu étais enceinte de moi. Et encore, je ne sais même pas si c’est de moi que tu l’étais ! Comment voulais-tu que je surmonte ce nouveau coup du sort. Comment désirais tu que je trouve en moi l’énergie nécessaire à combattre mes propres démons ? D’autant que, quelques jours après, je ne sais pas comment, mais papa et maman l’ont appris. Et ils ont mis leur véto en ce qui concerne la meilleure solution qui s’offrait à nous : que tu avorte. Ils m’ont menacé de me déshériter si, selon eux, tu devenais une meurtrière et si je ne t’épousais pas. Ils m’ont avoué que je serai la honte du Clan Saint-Ycien si je te laissais commettre cet infanticide et que je n’officialisais pas notre liaison. Ils m’ont averti qu’ils ne nous offriraient pas l’hospitalité le temps que nous prenions nos marques et que je trouve un travail, si je devenais le complice d’un assassinat et que tu ne devenais pas ma femme. D’ailleurs, et toi, combien t’ont t’ils offert pour que tu plie à leur exigence. Encore maintenant, je n’en sais rien ; tu n’as jamais voulu me l’avouer.

- Bien sûr qu’Anthelme est de toi, combien de fois faudra t’il que je te le répète avant que tu l’accepte ? Quant à tes soupçons concernant le fait que Victorien et Allondra m’ont acheté pour garder Anthelme, il n’y a rien à avouer. Ils ne m’ont pas soudoyé. Je n’ai reçu aucune somme d’argent de leur part. Devrais-je insister mille fois avant que tu l’admettes ? Même après toutes ces années de vie commune, alors que nous sommes mariés depuis plus de quinze ans, tu ne veux pas me croire. C’est vrai qu’ils ont fait pression sur moi ; surtout Félicien. Et discrètement. Toujours quand nous nous retrouvions seuls. Ils ne voulaient pas de témoins. Cela aurait écorné leur image de couple quasi-parfait aux yeux de tes frères, de ta sœur, ou de leurs amis. Ils m’ont craché à la figure que c’était une vilénie de tuer un enfant en devenir, que l’on aurait dû être plus prudents, que si la pilule ou les préservatifs existaient, malgré qu’ils les désapprouvent, ce n’était pas pour ne pas les utiliser…

- Tu savais, pourtant, que je ne désirais pas de gamin. Pourquoi n’en n’as-tu pas ensuite fait don à l’assistance publique ? Ainsi, nous n’aurions pas été obligés de nous unir – à l’Eglise en plus ! Je revois encore les yeux de Sylvestre pétiller, lui, le cul-béni de la famille. Nous n’aurions pas été contraints d’habiter chez eux pendant cinq ans ; jusqu'à ce qu’ils se décident de nous payer notre maison ! Avec quel argent, en outre, aurais-je pu te l’offrir ?

- Avec celui que tu ne dépensais pas au bistrot ou aux putes ! C’est certain que si tu n’avais pas jeté tes indemnités de militaire par les fenêtres, une fois ton contrat avec l’armée terminé, nous aurions eu les moyens de nous installer ailleurs que dans le studio destiné à leurs invités. Je ne te parle même pas d’après, et de tes payes d’ouvrier en bâtiment qui fondaient comme neige au Soleil dès le début de chaque mois, à chaque fois que tu réussissais à te faire embaucher sur un chantier. Evidemment, tes contrats n’étaient pas renouvelés puisque, dès ton arrivée sur un chantier, tu étais déjà à moitié ivre. Mais, au moins, c’était de l’argent frais qui rentrait dans le ménage de temps en temps, et qui aurait pu nous servir à nous établir dans un endroit à nous, un endroit où Victorien et Allondra n’auraient eu aucun droit de regard sur la manière dont nous menions notre existence. Surtout, après la naissance, tout d’abord d’Anthelme, puis, alors que nous vivions encore chez eux, de Silëus. Il est vrai qu’avec tous tes salaires qui s’évanouissaient dans la nature je ne sais où, nous n’avions pas les moyens de nous affirmer financièrement face à eux ; ou pire encore, face à Félicien !

- Il n’y avait – il n’y a – que l’alcool qui me permettes d’oublier l’existence misérable à laquelle je suis condamné. Lorsque nous habitions chez papa et maman, tu pense que cela me faisait plaisir de discerner le mépris et le dédain dans leurs yeux, quand ils me regardaient. Tu t’imagine que je n’entendais pas leurs chuchotements une fois que j’avais le dos tourné ; que je ne percevais rien de leurs conversations en aparté avec Félicien ou Edmond. Tu crois que je ne me rendais pas compte de leur gène. Tu as déjà oublié les diners mondains auxquels nous étions obligés de participer : ils avaient du mal à expliquer notre présence à Baume les Dames à leurs convives. Ils détournaient rapidement la conversation sur des sujets autrement plus glorieux : le dernier rachat d’entreprise par le fonds d’investissement de Félicien ; le procès qu’Edmond venait de gagner face à un ténor du barreau ; leur récent voyage aux Bermudes ou en Thaïlande. Il est certain que c’était plus passionnant que de raconter que Donatien était l’ultime rejeton de la Fratrie à leur charge. Que c’était un ancien cocaïnomane alcoolique ; qu’il ne travaillait qu’épisodiquement, et qu’il avait un, puis deux, enfants à charge qu’il était incapable d’assumer ; ou qu’ils l’hébergeaient, lui, son épouse et ses marmots, tout en lui servant de banque par la même occasion.

Sans compter que papa et maman étaient les témoins réguliers de nos disputes conjugales ; ou, lorsqu’ils n’y assistaient pas, ils ne pouvaient pas éviter de les entendre. Malgré la distance séparant le studio dans lequel nous nous entassions et la résidence principale, tes cris et tes pleurs auraient réveillé les pensionnaires de l’ensemble des cimetières de la région. Tu m’étonnes qu’au bout de cinq ans à subir cette situation, ils n’ont pas eu d’autre choix que de nous offrir notre maison. Ils voulaient se débarrasser de nous, oui ! Et de moi en particulier…

- Tu es injuste Donatien… De toute manière, je ne vois pas ce quel lien ces histoires ont avec nos enfants ? Pourquoi tu t’en prends à moi ? Et surtout, pourquoi tu te détruis ainsi à rentrer au petit matin, saoul comme une bourrique, tenant à peine sur tes jambes ? Quand tu ne t’effondres pas carrément sur la table de la cuisine alors qu’Anthelme, Silëus et Ygraine sont en train d’avaler leur petit-déjeuner !  

- Pourquoi ? Justement, c’est pour ne plus voir leurs sales gueules de demeurés. C’est pour oublier la tienne. Tu m’as imposé cette vie que je ne désirais pas. Tu as fait en sorte que mes parents m’humilient davantage que je ne l’étais déjà avant que je parte à l’armée. Pourquoi crois-tu que je fréquentais des graines de voyous, jusqu’a ce que ce cher Félicien me traine par la peau du cou au centre de recrutement de Besançon ? C’était parce que je n’avais pas ma place parmi eux. Puis, quand nous avons commencé à vivre en concubinage, Anthelme et Silëus collés à mes basques, je me suis retrouvé piégé. Encore plus après la naissance d’Ygraine à l’issue notre emménagement ici. Condamné à torcher des mômes, à aller faire les courses au supermarché une fois par semaine, à ce que leurs braillements résonnent continuellement à mes oreilles. Prisonnier des horaires des biberons, des couches-culottes, des bains, j’en passe...

- Tu exagères. C’est moi qui les ai pris en charge de leur naissance. Les trois qui plus est. Toi, tu n’étais pas présent. Depuis que nous sommes ici, lorsque tu l’es, tu es affalé dans le divan, à visionner tes matches de Foot ou de Catch. Tu t’endors devant le téléviseur en ronflant à faire dérailler un train. Tu n’as même plus assez d’énergie pour me baiser. Ca allait encore lors de notre séjour chez Victorien et Allondra. Nous n’avions qu’à mettre les pieds sous la table. Nous n’avions pas le souci de savoir ce que nous pourrions manger le lendemain – si nous avions assez d’argent pour nous payer de quoi nous nourrir. En outre, leur majordome Elias s’occupait du bon fonctionnement de la maisonnée : ménage, repassage, repas, etc. Il gérait tout. Heureusement qu’il dirigeait également notre espace d’une main de maitre, parce que seule, je ne m’en serai pas sorti. Car toi, à part pour te plaindre que tes parents ne te comprenaient pas, que ton existence était sans intérêt, que tes frères et ta sœur te dénigraient dès que tu n’étais plus à leurs cotés, tu ne savais rien faire d’autre. Et aujourd’hui encore, alors que nous sommes indépendants d’eux et que nous vivotons comme nous le pouvons, rien n’a changé.

Alors, oui, usée jusqu'à la trame par l’Enfer que tu me fais subir, j’ai baissé les bras depuis longtemps. Si je suis toujours mariée à toi, c’est uniquement parce que les enfants ont besoin d’un père. C’est nécessaire à leur équilibre, bien que celui-ci ne soit pas le meilleur père qui soit au monde. Même si dans le village, tout un chacun se demande pourquoi je ne t’ai pas quitté depuis des années, même si certains s’interrogent sur les bleus ornant mon visage, mes bras ou mes épaules, lorsque je m’y promène, je n’ai jamais rien dit. Oh, j’aurai pu, évidemment. Il me suffirait d’aller à la gendarmerie et d’expliquer de quelle manière mon époux me bats, moi et mes enfants ! Mais non, je ne le souhaite pas. Encore une fois, pour Anthelme, Silëus et Ygraine. Ils ne méritent pas ce qui s’en suivrait si tout était déballé sur la place publique. Les regards apitoyés des commerçants, les moqueries de leurs camarades à l’école, les rumeurs et les on-dit qui se propagent plus vite qu’un feu de broussailles dans un village comme le notre. Non, je ne veux pas qu’ils soient les cibles privilégiées des commérages de Boussières sur le Doubs. Et je ne te parle pas des retombées que cette mise à nu de notre intimité aurait sur les Saint-Ycien. Je sais très bien qu’ils font semblant de ne pas connaître la vérité. Je sais parfaitement qu’ils détournent les yeux pour ne pas « voir » les témoignages de tes accès de colère que je porte fréquemment. Je suis consciente que, comme d’habitude, ils font comme si tout cela n’existait pas. Tu sais quelles conséquences engendreraient de telles révélations sur leur intégrité et sur leur notoriété. Leur réputation serait entachée pour toujours ; et fini cocktails mondains, après-midi au Rotary Club en compagnie de leurs « amis », ou soirées VIP à Besançon ou ailleurs…

- Arrête, Adryenne. Tu vas trop loin !

- Je vais trop loin ? C’est moi qui vais trop loin, quand tu t’en prends à nos enfants. Lorsque tu crache ton venin sur moi en me disant que tout est de ma faute ? Ou quand tu passe chaque nuit que Dieu fait je ne sais où, à trainer avec des soiffards, à dilapider le peu d’argent dont nous disposons, ou quand tu t’envoie en l’air avec des putes que tu as ramassé dans des endroits sordides. C’est moi qui suis la bonne à rien, alors que je m’escrime à tenir cette maison à bout de bras, que je tente de préserver le peu de dignité qui te reste encore auprès de tes proches et des Saint-Ycien. C’est de cette manière que tu me remercie…. ».

Soudain, alors que le son de la voix de ma mère montait en volume au fur et à mesure qu’elle débitait ces paroles, le poing de mon père a percuté son visage. La stoppant net, celui-ci s’est enfoncé dans sa joue. Il a frôlé son nez. Son regard est devenu un instant vitreux. Un filet de sang est apparu au coin de sa narine droite.

« Salope, a dit mon père. C’est tout ce que tu mérite. ».

Puis, son autre poing a percuté son sein gauche. Elle a eu le temps d’apercevoir la face devenue violacée de ce dernier. Son regard lançait des éclairs. Ses lèvres tremblaient de rage. Son souffle rauque laissait échapper une odeur de bière frelatée accompagnée de whisky de troisième catégorie. Les coups se sont alors enchainés.

Ses mains se sont transformées en massues. Il l’a de nouveau frappé au visage. Une fois au niveau de l’arcade sourcilière, la seconde au niveau de la tempe droite. Il l’a heurté au ventre, a martelé ses cotes.

« Pouffiasse, a-t-il insisté. »

Ma mère n’a rien pu répliquer. Elle était la proie de coups de plus en plus violents. A un moment donné, elle a tenté de diriger l’un de ses bras vers sa figure dans le but de se protéger. Elle n’a pas réussi. Celle-ci était projetée tantôt à droite, tantôt à gauche, sans qu’elle ne puisse contrôler son mouvement. Bientôt, elle a senti quelque chose se briser aux abords de sa cage thoracique. Parallèlement, mon père l’a agrippé par le col de son pull en laine. Emporté par son élan, il l’a soulevé comme s’il s’agissait d’un vulgaire ballot de paille. Il l’a propulsé contre le placard mural rattaché au meuble bas dans lequel elle rangeait la plupart de ses plats du Dimanche. Comme celui-ci était situé à deux mètres derrière elle, le choc n’a pas été extrêmement violent. Malgré tout, le bruit des ustensiles de cuisine se dispersant à l’intérieur des habitacles s’est répercuté jusqu'à nous. Il l’a tout de même légèrement étourdi ; le sol s’est mis à tanguer devant elle durant une ou deux secondes. Mais, elle n’a pas eu le temps de reprendre ses esprits que mon père s’est une fois de plus précipité sur elle.

Il l’a secoué comme un prunier. Sa tète a percuté le placard à plusieurs reprises. L’un de ses battants s’est ouvert, déversant sur le buffet paquets de pates, boites de haricots verts, de maïs, de carottes et autres légumes par terre. Certains d’entre eux l’ont même frôlé, manquant de la blesser davantage qu’elle ne l’était déjà. Ils se sont répandus sur le sol. Et quand mon père les a aperçus, cela n’a fait que décupler sa colère.

« Regarde moi ce bordel, a-t-il vociféré. Si tu ne m’obligeais pas à te corriger, tu ne serais pas ensuite contrainte à remettre de l’ordre dans ce foutoir. Tu n’a qu’à t’en prendre qu’à toi. Repense-y lorsque tu seras à quatre pattes à nettoyer tes cochonneries ! ».

Il a alors recommencé à la frapper, tantôt au visage, tantôt dans le ventre. Il a resserré son étreinte en passant de son col de pull à son cou. L’une de ses mains s’est subitement métamorphosée en carcan capable de lui broyer les os s’il le voulait. Ma mère m’a avoué plus tard qu’elle s’est rendu compte à cet instant précis qu’il hésitait à succomber à la tentation. Ses doigts se sont en effet contractés. De son autre poing, il a poursuivi le matraquage de ses cotes et de son ventre.

« J’étouffe… Je, a-t-elle murmuré en vain. »

Mais mon père, tout à son ouvrage, n’entendait désormais plus rien. Sa vision s’était rétrécie aux seules cibles sur lesquelles il déchainait sa fureur. Il s’est acharné sur elles, y déversant toute sa rage et son ressentiment. Ce n’est qu’au bout de quelques secondes – quelques minutes ? -, totalement épuisé par l’énergie dépensée au cours de se brusque accès de violence, qu’il les a interrompu.

Le souffle court, le cœur fatigué par cette décharge soudaine d’adrénaline, de la sueur suintant le long de ses joues mal rasées, il s’est reculé. Il s’est appuyé contre le rebord de la table. Cette dernière était maintenant débarrassée des ustensiles et de la nourriture qui l’encombrait avant son arrivée dans la cuisine. Ils avaient valsé aux quatre coins de la pièce et étaient dispersés partout sur le sol.

Ce n’est qu’à ce moment là qu’il s’est aperçu qu’aucun bruit ne régnait autour de lui. Les pleurnichements de ma mère, ses paroles, s’étaient tari. Il a regardé dans sa direction. Il s’est rendu compte qu’elle n’était plus à la place où elle devait se tenir normalement. Il a observé les lieux, comme s’il avait du mal à comprendre pourquoi il se trouvait là. Et ce n’est qu’alors qu’il a discerné son corps étendu à ses pieds, baignant dans son sang. Tendant l’oreille, il a malgré tout perçu ses râles. Un sourire de contentement s’est dessiné sur ses lèvres.

« Ca t’apprendras à vouloir me donner des leçons, a-t-il marmonné. ».

Puis, il l’a enjambé comme si c’était normal pour lui de la voir dans cet état et dans cette position. Il s’est dirigé vers la porte de la cuisine, écrasant au passage les restes de nos petits-déjeuners, les carcasses de boites de légumes, ou les débris de nos bols de café et de nos verres de jus d’orange. Il a pénétré dans le couloir, l’a longé, tout en broyant une seconde fois les vestiges des objets de décoration ornant moins de dix minutes auparavant le sommet du buffet campagnard présent dans le passage. Au bout du corridor, au lieu de pénétrer dans le dressing où Silëus, Ygraine et moi étions réfugiés, plutôt que d’ouvrir la porte menant vers l’exterieur de la maison, il a gravi les marches de l’escalier qui se discernait de l’autre coté. Notre plus grande crainte, à mon frère, ma sœur, et à moi, c’est qu’ensuite il nous rejoigne dans la pièce où nous entassions en essayant de faire le moins de bruit possible, et qu’il s’en prenne également à nous. Cela a déjà été le cas, et nous en gardons tous un mauvais souvenir. Car ensuite, nous avions chacun eu du mal à justifier nos retards en classe, les marques rougeâtres qui ornaient notre visage, ainsi que les vêtements dépenaillés que nous portions. Nous avions essayé d’inventer une explication plausible pour nos professeurs. Or, ils avaient eu du mal à nous croire. Préférant pourtant apparemment ne pas en savoir davantage, ils avaient accepté nos éclaircissements : « nous nous sommes chahuté en chemin ; des camarades nous ont secoué un peu fort ; nous nous sommes accroché au grillage de la maison en courant, parce que nous ne voulions pas rater le bus. ». Et cela n’était jamais allé plus loin.

Finalement, au fur et à mesure de sa montée, le crissement si particulier de ses pas sur le bois constituant les différents degrés de l’escalier a décru. Personnellement, je l’ai un instant imaginé, titubant, s’appuyant contre la paroi du vestibule menant à nos différentes chambres. J’ai tenté, sans succès, d’entendre son marmonnement si caractéristique de soiffard. La porte de la chambre conjugale a résonné une dizaine de secondes plus tard. Puis, le silence s’est définitivement installé dans la maison.

Silëus, Ygraine et moi avons pu respirer plus librement. Tout à coup, un poids oppressant a été ôté de poitrine. Nous nous sommes regardés. Que devions-nous faire ? Retourner dans la cuisine pour voir comment notre mère se portait ? Sortir de l’habitation et aller à l’école comme si rien ne s’était passé ?

« Si l’écho de nos chaussures à le malheur de remonter jusqu'à lui, nous risquons de le réveiller, a murmuré Silëus.

- Je n’ose pas songer à la raclée que nous allons recevoir, s’il redescend et qu’il nous aperçoit, a renchéri Ygraine, avant de sangloter de nouveau. 

- Je pense qu’il vaut mieux que nous rejoignions le car. A notre retour, il sera sorti pour faire sa tournée des bars. Nous serons plus tranquilles. Je suis sûr que maman est en train de reprendre ses esprits et qu’elle s’apprête à ranger le bazar qu’il a mis dans la cuisine, ai-je ajouté. Nous pourrons alors parler avec elle sans crainte.

- Je crois que c’est la meilleure solution, a conclu Ygraine en tamponnant ses yeux humides à l’aide d’un mouchoir sale qu’elle venait de tirer de la corbeille à linge rangée derrière elle. ».  

Nous sommes alors sortis du dressing à la queue leu-leu. Nous avons jeté un coup d’œil à droite, à gauche, puis en direction de l’escalier. Nous avons ouvert la porte d’entrée. Nous ne craignions pas que les charnières hurlent, papa les avait huilé moins d’une semaine auparavant. Nous avons longé le chemin caillouteux entre les deux arpents de pelouse aux massifs floraux rabougris qui les séparaient. Nous avons atteint le trottoir. Puis, nous nous sommes mis à courir vers l’arrêt de bus apparaissant au carrefour de la rue dans laquelle nous habitions, comme si fuir était soudain devenu une question de survie.  

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