Chapitre Un, Seconde Partie :
Pour les récréations du milieu de matinée et du milieu d'après-midi, c'est la même chose. Il s'établit au même endroit. Pendant une demi-heure, il feuillette consciencieusement les pages de son ouvrage. Parfois, lorsque je dévie mon regard dans sa direction, et bien que je sois loin, je surprends un flamboiement au fond de ses pupilles. C'est succinct, presque imperceptible. Mais je vous promets qu'il y apparaît.
Puis, de temps en temps, des gamins viennent le narguer. Ils l'invectivent en le traitant de « monstre », de « bâtard », ou de « démon ». Ils l'encerclent, tout en stationnant à une distance respectable au cas où. Ils marmonnent un verbiage incompréhensible – entre le français, l'anglais, le valÿrien et le nephlÿm. En faisant mine de lui empoigner les cheveux, ils s’agrippent à ses vêtements. Occasionnellement, l'un d'eux va jusqu'au parterre de fleurs à l'autre bout de la cour. Il y prend de la glaise, revient, et la lui lance à la figure. Heureusement, il réussit à l'éviter, et elle va maculer la paroi. Des esclaffements fusent, mais il ne leur répond pas. Il fusille les importuns des yeux, tandis que les plaisanteries redoublent. Ses globes oculaires sont fugacement traversés par une lueur rougeâtre. Une aura écarlate éclos pendant moins d'une fraction de seconde. Elle l'enveloppe, avant de se résorber abruptement. Ses collègues toujours aussi hilares répètent à l'envi : « Tu n'es qu'une merde de Troll. » ou « Tu ne vaux pas mieux qu'un résidu de caniveau. ». Mais, comme s'ils perçoivent intuitivement un changement brutal dans la composition de l'atmosphère, ils se mettent à reculer, puis s'éclipsent. Et votre fils s'immerge de nouveau dans son texte.
Depuis presque six mois, j'ai assisté à de multiples reprises à des altercations de ce genre. Mais il ne s'est jamais rebellé. Il n'a jamais été violent, ni en paroles ni en actes. Il a toujours attendu que ses camarades s'en aillent pour pouvoir prolonger sa lecture.
Ne supposez malgré tout pas que je me désintéresse de lui. Vous seriez dans l'erreur. En classe, je l'interroge. Je corrige ses devoirs avec autant d'attention que pour mes autres élèves. Je suis aussi exigeant avec lui qu'avec n'importe quel écolier.
Somme toute, il y a presque deux mois, pendant l'heure de midi, parce que ces accrochages étaient de plus en plus réitérés, j'ai pris sur moi d'aller parler à votre fils. Il était concentré sur l'une des œuvres majeures de Victor Hugo : « Les Misérables ». Vous vous rendez-compte, quel gosse de dix ans aspire à s’abîmer dans un roman aussi complexe et aussi riche ? C'est sidérant! Je me suis doucement avancé. Je n'avais surtout pas eu l'intention de l'effrayer. Arrivé devant lui, je lui ai souri. Il n'a pas semblé remarqué ma présence, car il est resté inexpressif. Comme si de rien n'était, il a précautionneusement tourné une page. Son regard s'est figé. A mon avis, parce qu'un paragraphe ou une phrase l'a, à ce moment là, captivé. Et j'ai éprouvé une certaine gène.
Pourtant, j'ai patienté, et tout en l'observant, j'en ai profité pour me demander quelle serait la meilleure façon de l'aborder. J'ai guetté les veinules de ses joues. J'ai examiné celles de ses mains. Les nervures entre son pouce et son index droits se sont brièvement mises à palpiter. Mais j'ai fait mine de ne pas les voir. J'ai ensuite inventorié son habillement. Puis, en définitive, je me suis agenouillé pour me mettre à son niveau.
Aussitôt, il a redressé la tète. Un reflet surgi de nulle part a enflammé ses yeux. Ses traits se sont tendus. Il m'a dévisagé. Durant quelques instants, il a paru ne pas savoir qui j'étais. Et tout à coup, j'ai senti un filet de sueur froide couler le long de ma colonne vertébrale. Une épouvante flirtant avec la démence a pétrifié mon âme. Des doigts filiformes et glacés l'ont pénétré. Comme si Des phalanges fantomatiques la palpaient. J'ai vu des souvenirs de mon adolescence et de ma vie d'adulte défiler à une vitesse vertigineuse : le jour où j'ai fais l'amour avec une jeune femme pour la première fois ; le jour où j'ai réussi le concours d'entrée dans l’Éducation Nationale ; le jour où, à l'age de cinq ans, j'ai failli incendier la maison de mes parents ; le jour où mon père m'a appris qu'il divorçait de ma mère ; la première fois où j'ai accompagné un Frère à un Conclave dans les cryptes d'une Citadelle Tellurique Mineure. Elles ont circulé en accéléré sans que je ne puisse les contrôler. Des pleurs, des rires, des bribes de discussion leur ont fait écho. Puis, elles se sont éteintes aussi rapidement qu'elles sont apparues.
J'ai déjà entendu parler de talents de cette nature. J'ai même des amis Frères qui en sont détenteurs. Ceux-ci m'ont initié à la manière de les reconnaître. C'est d'ailleurs, entre autres pour ça que, dès mes débuts à Notre-Dame, j'ai « su » que votre fils était particulier. C'est aussi pour ça que j'ai immédiatement identifié cette lueur au fond de son regard. Mais mes amis Frères, eux, ne m'ont jamais soumis au « Don ». Et, par les mille Dieux d'Austrasia, jamais je ne souhaite renouveler cet exercice.
Il m'a fallu près de trois ou quatre minutes pour retrouver un semblant de maîtrise de moi. Or, durant ce laps de temps, Nathanÿel n'a pas effectué le moindre mouvement. Il a juste continué à me jauger avec intensité. A tel point que j'ai finalement été obligé de détourner les yeux.
En fin de compte, j'ai de nouveau croisé son regard. Sa figure a paru s'apaiser. Les frémissements de ses vaisseaux sanguins se sont dissipé. De mon coté, je ne me suis pas déstabilisé. Une chance unique m'étais offerte. Je n'ai pas voulu la négliger. J'ai lentement rabattu les paumes de mes mains vers lui en signe d'apaisement. « Je ne te veux aucun mal. Tu peux avoir confiance en moi, ai-je pensé avec ferveur ». Nathanÿel a alors incliné la tète. Et j'ai présumé qu'il avait lu dans mon esprit. Il a posé son roman sur ses genoux. Il y a inséré un marque-page – une carte à jouer. Il l'a refermé. Il m'a fixé en plaquant ses paumes contre les miennes. « Maintenant, je le sais, a t-il murmuré.
- Que sais tu, désormais ? l'ai-je questionné ». Mon ton est demeuré réservé. Cependant, les pulsations de mon cœur ont ressemblé à celles d'un moteur s’apprêtant à exploser. De la sueur s'est remise à dégouliner le long de mon dos. « Que vous n’êtes pas des leurs, m'a t-il attesté ». Il a jeté un regard halluciné vers le groupe de camarades qui l'avait rudoyé. « Pas comme eux, a t-il enchaîné sans qu'il ne me laisse l'opportunité de protester. Eux, ils n'aiment pas ce que je suis. Certains me haïssent, même. Et bien qu'ils ne me le disent pas, bien qu'ils n'en discutent pas entre eux, et bien qu'ils ne soient pas tous agressifs envers moi, je le sais.
- Vraiment ? Et comment peux tu en être aussi certain ?
- Quelque chose s'éveille en moi lorsque c'est le cas. Une sorte de signal d'alarme, de mécanisme de défense se met en mouvement. Mon âme déploie une force que je ne réussis pas à refouler ou à dominer. Elle n'est pas forcément vindicative ou belliqueuse, même si elle m'a protégé un nombre incalculable de fois ; parfois discrètement, parfois vigoureusement. ». Son timbre s'est alors altéré, et j'ai cru qu'il allait larmoyer. Mais ça ne s'est pas produit. « C'est pourquoi je sais que je ne suis pas comme eux. C'est pourquoi je sais que, vous non plus, vous n’êtes pas comme eux avec eux. C'est pourquoi je sais que vous avez des personnes comme moi dans votre entourage.