Chapitre Deux, Pages 32 à 34 :

Vous vous demandez peut-être comment je peux retranscrire de manière si précise ce qui a précédé ? Je n'y ai pas participé, sauf lorsque Maître Anthelme m'a abordé dans la cour de Notre-Dame.

En fait, à l'issue de cette communication, il m'a fallu des semaines pour recueillir les confidences de ma mère et de Maître Anthelme. Je les ai, dès lors, notées sur une multitude de feuillets. Je les ai rangées dans des classeurs. Je les ai hiérarchisées, lues et relues. Je les analysées. Plus tard, je les ai synthétisées sur ordinateur. Je les y ai référencées. Je les y ai disséquées. Et finalement, j'ai pu y restaurer pratiquement au mot près les échanges entre ma mère et Maître Anthelme.

Je dois avouer que, pour les restituer, mon Don m'a été d'un aide précieuse. C'est principalement grâce à lui que j'ai pu leur soutirer ces informations essentielles. C'est grâce à lui que j'ai pu décrire les sentiments avec lesquels ils se sont débattus. C'est grâce à lui que j'ai pu les éprouver jusqu'aux tréfonds de ma conscience.

Cette phase initiale a été assez brève. Elle ne s'est pas étalée au-delà de quelques semaines. Malgré tout, elle a été des plus aisées. En frôlant ma mère à maintes reprises, j'en ai profité pour poser mes doigts sur son bras ou sur sa joue. Je me suis glissé dans les recoins les plus obscurs de son âme. Je les ai écartelé. Je les ai fouillé. Et j'ai laborieusement restauré les propos qu'elle y cachait.

Un jour, à quelques mois de là, ma mère m'a fait une révélation : « Nathanÿel », m'a t-elle avoué d'une vois abattue. Elle n'avait toujours pas encaissé l’humiliation que lui avait infligé Maître Anthelme : « J'ai encore du mal à comprendre l'aveuglement dont j'ai été la proie. Tu me connais. Tu sais comme je suis habituellement. Lorsque je ne suis pas d'accord avec quelqu'un, je n'hésite pas à lui mettre la pression. Je n'hésite pas à lui raccrocher au nez. Et là, crois moi, une infinité de fois, j'ai été incitée à le faire. Plus mon conciliabule avec ton Maître s'est éternisé, plus j'ai eu envie de l'interrompre. Pourtant…, je ne sais pas ce qui s'est déroulé. D'un côté, mon cerveau me commandait régulièrement de couper la conversation. De l'autre, ma voix, mes phalanges, ne réagissaient pas. Et plus notre rixe a durée, plus j'ai eu l'impression d’être perdue au milieu d'un brouillard cotonneux. Comme si ton Maître m'avait hypnotisé. ».

Au cours de cette même période, j'ai débuté mes cours de rattrapage avec Maître Anthelme. En travaillant avec lui, je lui ai souvent tendu des pages d'exercices. Je l'ai ausculté mentalement. J'ai « vu » ses bouillonnements colériques envers ma mère. J'ai rétabli la chronologie de ses réprimandes ou de ses suggestions à son encontre. Et j'ai pu inventorier plus clairement encore leur empoignade orale.

Les événements se sont, ensuite, succédé à une vitesse affolante. Et je n'ai eu que peu de temps pour emmagasiner mes données les incluant avec acuité. J'ai réussi mon examen de fin d'année. J'ai intégré la Citadelle Tellurique de Bordeaux. Je m'y suis installé douloureusement ; en proie à la haine et à la vindicte de certains de mes camarades. Une fois mon calendrier scolaire composé, je m'y suis organisé pour ne pas oublier mes appréciations à leur sujet. J'ai passé plusieurs nuits assis sur le sol de la chambrée qui m'a été attribué à gribouiller celles-ci sur des agendas usagés. Un stylo-lampe à la main, je les ai sténographiées. Puis, je les ai camouflés dans un endroit auquel j'étais le seul à avoir accès : sous mon lit. Au fil des ans, elles s'y sont accumulées. Elles y ont pris la poussière. Elles s'y sont retrouvées empêtrés au milieu d'une multitude de moutons et de toiles d'araignées. Et je les y ai enterrées, alors que, progressivement, de Novice, je me suis métamorphosé en Frère.

Postulant en devenir, les circonstances ont dès lors été totalement différentes. J'ai eu des buts à atteindre. J'ai été confronté à des luttes fratricides. J'ai été adossé à des échauffourées politiques. J'ai participé à des meurtres, à des complots. On a tenté de m’éliminer physiquement et psychiquement. J'ai été la proie d'ambitions, de haines, de passions, de rêves, que je ne possédais pas à mon entrée à la Citadelle Tellurique. J'ai été le témoin de deux révolutions, d'un conflit majeur entre Citadelles Telluriques. Longtemps, je n'ai donc pas eu la possibilité d'accorder toute mon attention à mes écrits sur ma mère et Maître Anthelme. Cependant, ils ont toujours été à l'abri sous ma paillasse. Et quand j'ai quitté la Citadelle Tellurique, je les ai emmené avec moi.

Je vais, évidemment, abondamment revenir sur mon parcours personnel ayant suivi cet interminable tête-à-tête téléphonique. Mais, si j'ai tenu à narrer cet épisode entre Maître Anthelme et ma mère, c'est aussi parce que je considère celui-ci comme un tournant. Le premier d'une longue série qui se sont relayés durant mon adolescence. Il est vrai que mon Noviciat n'a pas été des plus reposants. A de nombreux titres, je m'en souviens davantage comme un véritable parcours du combattant, plutôt que comme une page de ma vie entièrement consacrée à l'étude de mon Don. Elle a été parsemée de moments effroyables et exaltants ; d'instants qui m'ont conduits à la limite de la folie et de la béatitude. Toutefois, si cette empoignade ne s'était pas produit, ma trajectoire personnelle aurait été fondamentalement divergente. Et je ne me serais pas mué en cet individu qui rédige actuellement ce Mémoire à votre intention.