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8 mai 2022

Histoire ; 1924-1925, le Cartel des Gauches - seconde partie :

X1

Le ministère constitué le 14 juin comprend, à coté d'une forte majorité de radicaux-socialistes, quelques socialistes indépendants et nombre de la Gauche radicale. Le président du Conseil a assumé le portefeuille des Affaires étrangères, celui des Finances a été donné à Clémentel, ancien ministre de Clemenceau. Deux jeunes députés, futurs chefs de gouvernement, Camille Chautemps et Édouard Daladier, occupent respectivement l'Intérieur et les Colonies. A la Guerre a été placé le général Nollet, président de la Commission interalliée de contrôle du désarmement allemand. En tout, quinze ministres et quatre sous-secrétaires d’État.

La déclaration ministérielle reprend les principaux thèmes de la campagne carteliste : organisation de la paix, hostilité à la « politique d'isolement et de force qui conduit à des prises de gages territoriaux », entente étroite avec l'Angleterre, fiscalité démocratique, enseignement secondaire gratuit, stricte application des lois laïques, extension de ces lois aux départements recouvrés, suppression de l'ambassade auprès du Vatican, droit syndical reconnu aux fonctionnaires, assurances sociales… Tout cela est approuvé par une confortable majorité.

Aucun article du programme ne tient autant au cœur d'Herriot que le rétablissement avec la Grande-Bretagne. Cela paraît d'autant plus aisé à réaliser que l'idéologie politique du gouvernement de Londres est maintenant voisine de celle qui inspire le gouvernement de Paris. Les élections générales qui ont eu lieu outre-Manche en décembre 1923 ont en effet provoqué la défaite des conservateurs, la démission du cabinet Baldwin et son remplacement par un cabinet travailliste présidé par l’Écossais Ramsay MacDonald. Or les travaillistes britanniques, qui entretiennent des relations étroites avec les socialistes français, manifestent ouvertement leurs sympathies pour le Cartel.

Dès le 30 juin, Herriot arrive à Londres le cœur gonflé d'espérance. Le 22, MacDonald l'emmène aux Chequers, le château champêtre des Premiers britanniques, où les deux hommes tiennent une longue conversation.

Ramsay MacDonald, premier membre du parti travailliste à avoir l'honneur de diriger le gouvernement de Sa Majesté, est très conscient de ses responsabilités et fort désireux de ne point s'écarter des voies traditionnelles de la diplomatie britannique. Il se montre d'une cordialité extrême mais a soin de ne pas se laisser à prendre des engagements trop précis : Herriot doit se contenter d'un « pacte moral de collaboration continue », ce qui ne signifie pas grand-chose. La seule décision positive est celle de convoquer à Londres une conférence ayant pour objet l'adoption définitive du plan Dawes.

Elle se réunit le 16 juillet. L'Allemagne est représentée et les banques anglo-saxonnes, qui lui ont déjà largement ouvert le robinet de leurs crédits, pèsent de tout leur poids sur les négociations.

Celles-ci se prolongent pendant un mois. Herriot voudrait conserver à la France un minimum de garanties territoriales, mais, depuis que Poincaré s'est rallié, au moins en principe, au projet des experts, la partie n'est plus entière, car ce projet suppose implicitement l'évacuation de la Ruhr. Les réserves alors formulées par le gouvernement de Paris sont dédaigneusement écartées par les Britanniques et, le 24 juillet, MacDonald invite par écrit Herriot à fixer une date ferme pour l'évacuation.

Les accords signés à Londres sont ratifiés d'enthousiasme par le parlement britannique, non sans difficultés par le parlement français (au Sénat, Poincaré prononce contre eux un véritable réquisitoire) et péniblement par le Reichstag de Berlin 'l'opposition s'y est élevée avec violence contre ce qu'elle nomme l'asservissement financier de l'Allemagne). Le 1er septembre, le plan Dawes entre en vigueur.

Pendant quelques années, ce plan – plan de banquiers, non de politiques – va fonctionner de manière satisfaisante, procurant à l'Allemagne un climat favorable à son redressement, procurant aussi aux États créanciers d'appréciables rentrées. (Entre le 1er septembre 1924 et le 17 mai 1930, la France recevra près de 4 milliards de marks-or). Toutefois, ces rentrées seront en bonne partie prélevées sur les crédits bancaires que les bénéficiaires, se payant en quelque sorte eux-mêmes, auront ouverts au Reich et il ne sera pas faux de parler de trompe-l’œil.

D'autre part, une cloison étanche a été, selon le vœu de l'Angleterre, dressé entre le problème des réparations et celui de la sécurité. Il est devenu radicalement impossible à la France d'exciper des manquements financiers de l'Allemagne pour se saisir de gages territoriaux. Il ne lui reste plus qu'à se rejeter du coté des garanties collectives ; c'est ce qu'elle va faire avec une altérité exempte d'illusions.

C'est maintenant sur Genève, siège de la Société des nations, que va se concentrer l'attention publique.,

La Société des nations, dont l'Allemagne et la Russie ont été jugées indignes de faire partie et que les Etats-Unis ont désertée, a mené, depuis sa création, une existence quelque peu effacée. Les membres des gouvernements des grandes puissances n'y ont fait que de rares apparitions.

Pourtant, dès le début, des commissions compétentes se sont attachées à découvrir le moyen pratique d'assurer le jeu de la garantie collective promise en principe par le pacte des États associés qui viendraient à être victimes d'une agression. Ce mécanisme une fois monté, on pensait aborder le problème, également posé par le pacte, de la réduction générale des armements.

 

L'idée maîtresse de la diplomatie française, soutenue par ses clients de l'Europe centrale et balkanique, était d'organiser, dans le cadre du pacte, une série de conventions particulières liant de manière automatique leurs signataires. Le Foreign Office reprochait à cette méthode de ressusciter, sous un autre nom, les vieux traités d'alliance.

A l'occasion de la conférence de Londres, Herriot s'efforce de convaincre MacDonald. Tache difficile, car le Premier britannique, qui a naguère véhémentement dénoncé les « iniquités » du Traité de Versailles, répugne à tout ce qui pourrait tendre à les cristalliser. Pour l'amadouer, Herriot s'engage à aligner sur la politique anglaise la politique française à l'égard de la Russie.

Dès 1921, la Grande-Bretagne a reconnu de facto l'Union Soviétique et a conclu avec elle un traité de commerce. Depuis, les événements se sont précipités à Moscou. En juin 1922, Lénine, père, doctrinaire, technicien et animateur de la révolution a été frappé d'hémiplégie comme le fut Wilson. Il a, comme Wilson, traîné une vie languissante, pour finir par s'éteindre le 21 janvier 1924. A la faveur d'une éclipse, la réalité du pouvoir est passée à un triumvirat composé de deux israélites révolutionnaires chevronnés, Zinoviev et Kamenev, et d'un Géorgien, homme de coups de main devenu depuis peu secrétaire général du comité central du parti communiste, Joseph Djougatchvili, dit Staline. Mais l'autorité de ce triumvirat paraît encore mal assurée, car d'une part, il se heurte à la violente hostilité de Trotsky, l'organisateur de l'Armée rouge, et que, de l'autre, Staline ne cesse d'intriguer contre ses deux associés.

Incertitude au sein du gouvernement, embourgeoisement apparent résultant « de la nouvelle politique économique » : aux yeux des travaillistes britanniques, la Russie soviétique a tout-a-fait cessé d'être dangereuse ; elle leur semble une démocratie comme une autre et une des premières mesures décrétées par le cabinet MacDonald a été la reconnaissance de jure du gouvernement de Moscou.

L'illusion des travaillistes est, cependant, loin d'être partagée par la totalité des Anglais, et cette reconnaissance a suscitée de vifs remous. MacDonald espère qu'ils s'apaiseraient si Paris prenait une décision analogue. Bravant le mécontentement des porteurs de fonds russes, Herriot y a consenti. Diverses difficultés feront toutefois que la reconnaissance française n'interviendra officiellement que le 28 octobre.

 

Les chefs des gouvernements français et britannique se retrouvent au début de septembre aux bords du lac Léman quand s'ouvre la session annuelle de l'assemblée de la Société des nations. Leur présence confère à cette session un lustre inaccoutumé. Quarante-huit États sont représentés, beaucoup par leur Premier ministre. Délégués, experts, journalistes, curieux et curieuses emplissent Genève qui va dès lors prendre figure de capitale internationale, de vaste foire aux vanités et de caverne d’Éole d'où sortira beaucoup de vent. Le salon de l’hôtel de Bergues, où Herriot tient sous le charme une petite foule d'admirateurs, est un moment le point le plus brillant du monde.

Le président du Conseil français a obtenu de son collègue britannique qu'il accepte un système faisant dépendre d'un arbitrage préalable l'entrée en jeu des garanties internationales de sécurité, garanties destinées à leur tour à permettre l'élaboration d'un plan général de désarmement (c'est le fameux triptyque « arbitrage, sécurité, désarmement » qui servira pendant longtemps de base aux délibérations genevoises). On rédige sur cette base un protocole qui fait, à la tribune, l'objet de discours émouvants et que l'assemblée adopte à l'unanimité.

A Paris, pas de graves obstacles en vue : la majorité carteliste suivra joyeusement son chef. A Londres, en revanche, il apparaît très vite que la position de MacDonald, auquel les libéraux ont cessé d'apporter leurs voix, est fort compromise.

Dans l'espoir de consolider sa position, le Premier britannique fait, le 9 octobre, décider par le roi la dissolution de la Chambre des communes. Le corps électoral fait, le 29 octobre, un succès triomphal aux conservateurs. MacDonald se démet et, le 4 novembre, Stanley Baldwin, redevenu Premier ministre, forme un gouvernement purement « tory » dans lequel le portefeuille des Affaires étrangères est confié à Austen Chamberlain, fils du défunt champion de l'impérialisme.

Ni Baldwin ni Chamberlain, tous veux parfaits gentlemen, ne nourrissent de prévention systématique contre la France non plus que contre la Société des nations. Mais leur parti est très vivement hostile à tout ce qui pourrait restreindre la liberté d'action de la diplomatie britannique. Aussi, renoncent-ils vite à demander au parlement la ratification du protocole de Genève.

C'est là pour Herriot une amère désillusion. (« L'Allemagne va vous faire la guerre dans dix ans », murmure-t-il à Chamberlain). C'en est une aussi pour l'opinion publique française. Cela d'autant plus qu'en vertu des engagements pris nos troupes se disposent à évacuer le bassin de la Ruhr. L'opposition ne cesse de répéter que le Cartel a fait bon marché de la sécurité nationale, et cette affirmation rencontre, quand se termine l'année 1924, une audience de plus en plus large.

 

Herriot a vu le meilleur de son temps absorbé par les affaires extérieures. Cependant, à l'intérieur, son gouvernement n'est pas resté inactif et s'est employé à mettre en application le programme du Cartel.

« Toutes les places et tout de suite. ». Ce n'était pas le plus difficile. Pour commencer, une loi en a donné une, au Panthéon, aux cendres de Jaurès. Cet hommage rendu au grand mort, on a songé aux vivants et bon nombre de grands emplois ont reçu de nouveaux titulaires choisis parmi les fidèles du Cartel. La plus remarquable de ces mutations fur celle qui, au général Weygand, haut-commissaire en Syrie et Liban depuis avril 1923, substitua le général Sarrail, considéré comme le type même de l'officier « républicain ». Furent également sacrifiés les chefs des principaux postes diplomatiques, Barrère à Rome, Jusserand à Washington, Sainte-Autaire à Londres, auxquels le Cartel reprochait d'être restés fidèles à la politique étrangère du Bloc national.

Les textes sont moins aisés à changer que les hommes. Pourtant, dès son arrivée rue de Grenelle, le ministre de l'Instruction publique François-Albert abrogea, sans soulever grand fracas, le décret pris sur l'initiative de son prédécesseur Léon Bérard et qui rendait l'étude des langues anciennes obligatoire dans l'enseignement secondaire. En même temps, un projet fut mis à l'étude instituant la gratuité de l'externat dans les lycées et collèges de l’État. Facilement aussi fit voté une loi modifiant, dans un sens encore plus favorable aux locataires, la législation sur les loyers et une autre loi rétablissant le monopole des allumettes. Enfin, sans que le droit syndical ait été formellement reconnu aux fonctionnaires, la plus large tolérance leur fut à cet égard consentie avec la connivence des juridictions administratives.

En revanche, les tentatives faites pour appliquer la partie « laïque » du programme carteliste soulevèrent des tempêtes.

Dans sa déclaration inaugurale, le ministère Herriot avait annoncé la mise à l'étude « des mesures qui permettront d'introduire en Alsace et en Lorraine l'ensemble de la législation républicaine. ».

Les départements recouvrés continueraient en effet à vivre, au point de vue religieux, sous l'empire des lois françaises antérieures à 1870, lois que le gouvernement allemand n'avait pas abrogées : le concordat de 1801 y était toujours en vigueur et les ministres des Cultes étaient rétribués par l’État : l'enseignement primaire était confessionnel ; dans l'enseignement secondaire, l'instruction religieuse était obligatoire. Lors de la désannexion, le maintien de ce régime avait été solennellement promis, promesse ensuite plusieurs fois réitérée. On s'explique dès lors l'émotion suscitée en Haut-Rhin et Moselle par la déclaration ministérielle. Devant l'ampleur des protestations, le gouvernement jugea sage de ne pas insister et les choses restèrent dans le statu quo.

En revanche, le Cartel persista dans son intention de supprimer l’ambassade auprès du Vatican et ne fit pas figurer dans le projet de budget les crédits afférents. En février 1925, Herriot prononce à ce sujet devant la Chambre une sorte de discours-conférence qui est approuvé par 314 voix contre 230. Le ministère sera renversé avant que l'affaire ne vienne devant le Sénat ; finalement, les crédits seront rétablis et l'ambassade sera maintenue.

Le gouvernement s'est engagé aussi à appliquer intégralement la loi de 1901, c'est-à-dire à dissoudre les congrégations enseignantes qui, depuis l'armistice, se sont en grande partie reconstituées avec la tolérance tacite des autorités. Mais il s'est heurté à la très active opposition des ligues catholiques qui, sous l'impulsion du général Castelnau, ont organisé à travers le pays une série de meetings monstres. En février 1925, ces ligues comptent ensemble plus de 1 800 000 adhérents et se groupent en une « Fédération nationale catholique » (F.N.C.) avec laquelle le gouvernement doit compter.

Il pourrait briser cette résistance si la passion anticléricale était restée aussi vive qu'au temps du combisme. Le « laïcisme » militant n'éveille plus d'échos que dans des milieux assez restreints. D'autre part, si le ministre de l'Instruction publique François-Albert peut être qualifié de sectaire, Herriot ne l'est à aucun degré. Après quelques menaces, on laisse, à condition qu'elles fassent preuve de discrétion, les congrégations non-autorisées poursuivre en paix leurs activités.

L'anticléricalisme du Cartel tombe à plat au sein d'une indifférence quasi-générale. C'est autour de sa politique financière que se livre la grande bataille.

 

Dès 1923, on le sait, le déséquilibre persistant du budget conjugué avec les attaques de la spéculation étrangère avait mis le franc en sérieux péril. Pour y faire face, le gouvernement Poincaré dut à la fois intervenir sur le marché des changes et faire voter des impôts nouveaux. Le mécontentement suscité par ces impôts contribua largement à la victoire carteliste, mais les vainqueurs se trouvèrent aussitôt en présence de difficultés accrues.

Les dépenses publiques, y compris les dépenses de reconstruction, étaient pour une bonne part financées grâce à l'émission de bons du Trésor à court terme. Si à l'échéance une importante fractions de ces bons venait à n'être pas renouvelée, de graves embarras étaient inévitables. Il pouvait donc paraître de saine politique de ne pas susciter d'inquiétude chez les porteurs.

Or, dès son avènement, le Cartel agit au rebours. Clémentel, ministre des Finances dans le cabinet Herriot, était certes le contraire d'un révolutionnaire mais, pour mettre en lumière les erreurs du Bloc national, il crut devoir publier un « inventaire » qui, parce qu'il faisait ressortir l'importance des prochaines échéances, émut l'opinion.

En même temps, le parti socialiste S.F.I.O., aile marchante du Cartel, publia un programme financier établi par Vincent Auriol qui sema l'épouvante chez les capitalistes grands et petits : il ne s'y agissait en effet de rien de moins que de décréter la consolidation forcée des bons du Trésor et d'instituer un impôt sur le capital. « Nous prendrons l'argent là où il est. » s'écriait Renaudel, membre très influent du parti.

Aussitôt, les demandes de remboursement de bons se précipitèrent, et ceux des porteurs qui avaient voté carteliste aux élections ne furent pas les derniers à réclamer leur argent. La mise en vigueur du plan Dawes et les perspectives de rentrées qu'elle ouvrait ralentirent un moment le mouvement mais celui-ci reprit de plus belle quand, à la fin de 1924, on vit la commission des Finances de la Chambre remanier dans un sens socialiste le projet de budget établi par Clémentel.

Le seul mot d'inflation suscitait l'horreur générale et Herriot crut devoir à plusieurs reprises affirmer solennellement que le gouvernement ne se résoudrait jamais à imposer les bons du Trésor. Mais comme il fallait bien assurer ses échéances, le Trésor se vit contraint de demander aux établissements de crédit des secours temporaires que ceux-ci n'accordèrent qu'au compte-gouttes.

Le désarroi augmenta, le gouffre se creusa ; force fut de « crever le plafond » des avances que la Banque de France était autorisée à consentir à l’État. Inflation inavouée, masquée d'abord par des artifices d'écritures, mais qui ne tarda pas à être soupçonnée.

 

Le 3 avril 1925, le ministre des Finances Clémentel, ne voulant pas se prêter plus longtemps à des manœuvres qu'il désapprouvait, donne sa démission. Herriot tente de lutter, fait à la Chambre un large exposé des charges accablantes résultant de la politique financière du Bloc national (150 milliards empruntés), incrimine le « mur d'argent » et annonce un projet d'emprunt sur la fortune acquise (I.S.F. avant l'heure). Il n'est approuvé que par une majorité de 290 voix contre 242, l'aile droite du Cartel (groupe de la Gauche radicale) étant passée à l'opposition. Dans les rangs radicaux-socialistes eux-mêmes, les défections menacent.

C'est au Sénat que, le 10 avril, est porté le coup de grâce. A la suite de deux discours acerbes prononcés l'un par François Marsal et l'autre par Poincaré, le ministre est mis en forte minorité et, renonçant à en appeler à l'Assemblée issue du suffrage universel, se retire. Appuyés sur le « plébiscite des porteurs de bons », les vaincus de mai 1924 ont une première vengeance.

Cependant, route réduite soit-elle, la prépondérance carteliste subsiste au Palais-Bourbon. Trop adroit pour vouloir précipiter les événements, Doumergue confie à Painlevé le soin de former un gouvernement.

Profond mathématicien, homme de rare culture (le seul qui me fasse aimer Pythagore, soupire la poétesse Anna de Noailles), politicien expert, cachant une grande rouerie sous un air de perpétuelle distraction, Painlevé n'a ni l'émotivité ni l'éloquence d'Herriot,,mais il est tout aussi subtil manœuvrier. Le cabinet qu'il met sur pied le 17 avril et dans lequel il s'est réservé le ministère de la Guerre apparaît de composition fort habilement dosée.

Les socialistes n'ont pas accepté d'y être représentés et la majorité des portefeuilles a été confiée à des radicaux socialistes. Mais à coté figurent plusieurs personnalités qui, tout en étant incontestablement de Gauche, ne sont pas des cartelistes de la plus étroite observance : Briand, qui a combattu la suppression de l'ambassade auprès du Vatican, retourne aux Affaires étrangères ; le plus brillant et parfois paradoxal Anatole de Monzie va à l'Instruction publique ; Pierre Laval, l'ancien extrémiste pacifiste passé au socialisme indépendant et opportuniste, reçoit pour la première fois un portefeuille, celui des Travaux publics ; enfin Joseph Caillaux devient ministre des Finances.

On sait que Caillaux fut en 1920 condamné par la Haute Cour à cinq ans d'interdiction de séjour et à dix ans de privation de ses droits politiques pour les imprudences commises par lui pendant la guerre. Une loi toute récente l'a fait bénéficier d'une amnistie, mais il n'a pas encore retrouvé son siège parlementaire et réside le plus souvent dans sa maisons de Mamers. C'est là que Painlevé l'a fait chercher par le jeune inspecteur des Finances Paul Baudoin. Le coup est double : Caillaux, bête noire des nationalistes, ne peut être qu'agréable au Cartel ; mais en même temps, technicien très averti des finances publiques, fort orthodoxe en matière budgétaire, profondément imbu du sens de l’État, on peut espérer que sa présence rue de Rivoli rassurera les intérêts.

Bien qu’annonçant la politique de laïcisation parce que « dommageable au crédit public », la déclaration ministérielle reste dans la ligne carteliste. D'autre part Herriot se voit porté par une forte majorité au fauteuil présidentiel de la Chambre que Painlevé a laissé vacant. En apparence, pas grand-chose n'est changé.

Néanmoins, à y regarder de plus près, on constate l'évolution qui s'est produite depuis les élections législatives de l'année précédente. Au contact avec les réalités de la politique, la majorité parlementaire a perdu beaucoup de son enthousiasme. Beaucoup aussi de sa cohésion, car ses éléments les moins avancés, qui sont socialement conservateurs, supportent avec une impatience croissante les exigences de leurs alliés socialistes. En revanche, la minorité du centre et de droite, revenue de son abattement, a retrouvé beaucoup de mordant et se montre solidement unie.

Toutefois la grande nouveauté est l'importance prise, au sein de la vie politique, par des mouvements qui non seulement sont extra-parlementaires, mais encore ne s'insèrent pas dans le cadre des partis traditionnels.

A cela s'ajoute l'inquiétude provoquée tant par les revendications des fonctionnaires que par la recrudescence de l'agitation communiste. Enfin et surtout, il est devenu patent que la masse anonyme des porteurs de bons du Trésor, discrètement orientée par les dirigeants des grandes banques et des centrales patronales, constitue une force capable d'amener les pouvoirs publics à composition. Les députés élus sur le programme carteliste vont pendant quinze mois osciller entre des politiques contradictoires et se révéler incapables de tout dessein fermement poursuivi. Sept ministres des Finances se succéderont rue de Rivoli sans parvenir ni à mettre fin à la panique des porteurs de bons et au désarroi du Trésor, ni à arrêter le glissement du franc sur la cote des changes, ni, plus généralement, à surmonter la crise de confiance.

Ces jeux stériles non seulement mineront l'autorité de la majorité carteliste, mais frapperont de quelque discrédit l'institution parlementaire elle-même. Cela jusqu'à ce qu'une panique vienne provoquer la rupture définitive du Cartel, le retour de Poincaré au pouvoir et, du même coup, le redressement de la situation financière ainsi que la restauration du prestige de l’État… pour quelques temps du moins !

 

Dominique Capo

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