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Mes Univers
3 avril 2022

Histoire de l'Entre-Deux-Guerres, les Grandes Heures de Montparnasse :

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Qu'est-ce que Montparnasse ? Un quartier centré, grosso modo sur un carrefour, le carrefour du boulevard et de la rue du même nom, où il s'est produit, mettons entre 1920 et 1930, l'un des plus grands flamboiements de la vie de Paris.

D'entrée de jeu, disons que la croix parfaite que dessine ce carrefour comporte déjà une petite énigme : l'axe en est et en sera le boulevard, dont les frontières sont l'immeuble où est mort Léon-Paul Fargue, au-dessus d'un café qui a longtemps porté le nom de « Café des Vosges et de François Coppée », et, à l'autre bout, la Closerie des Lilas, établissement illustre dans l'histoire du Quartier latin littéraire et du post-symbolisme. Quant à la rue allant des immeubles vagues (comme on dit « terrains vagues ») du boulevard Raspail aux premières gaietés de la rue de la Gaieté, elle ne figurera jamais dans la féerie du quartier, continuant au milieu des grands feux de joie, à être habitée bourgeoisement ; unique scandale que l'on puisse y situer : un certains dîner qu'y donne, un vendredi saint, chez lui, au 11 de la rue, Sainte-Beuve.

Autour de ce « carrefour », « le » quartier comme on l'appelait,, déborde largement Montparnasse proprement dit : il englobera des colonies au Plaisance de jadis, où vivait dès avant de XXe siècle Henri Rousseau dit le Douanier, avec sa palette et son violon ; à Vaugirard, qu'illustra dans certaine impasse, domicile de Modigliani et de Soutine, comme de Brancusi et de Bourdelle, la mort dramatique du peintre Steinhell.

Ce Grand Montparnasse (comme il y a un Grand Paris) conservait un nombre de demeures réservées aux artistes, ateliers de plain-pied pour sculpteurs, ateliers largement vitrés pour peintres : pas question de studios en ces années lointaines, le mot fatidique étant « atelier », et bien-entendu jamais avec « loggia ».

 

« Nous y connûmes une agitation qui tenait du déluge, du Grand Siècle et de la fin du monde », remarque Léon-Paul Fargue, qui s'empresse d'ajouter, de l'air de celui qui se méfie fort d'une « terra Incognita » : « Je suis de ceux qui préfèrent Montparnasse à Montparnasse ». En quoi, « le Piéton de Paris » maquille la vérité : Fargue se rendait quasi-quotidiennement à Montparnasse, à une certaine époque car, rue de la Grande-Chaumière se trouvait l'atelier à émaux dont il avait hérité de son père, et qui, doit-on ajouter, dépérira sous sa direction.

Paul Morand y a bien fait quelques virées, histoire de se documenter. Il lui arrivait d'apercevoir, rue Campagne-Première, dans un restaurant tenu par un ancien modèle de Modigliani, un client des plus réservés : c'était Alexandre Arnoux, employé vers 1925 à la mairie du 14e et qui se hâtait d'y retourner, son déjeuner expédié. Et d'aucuns se souviennent que, dans sa chambre sur cour de la rue Gabrielle, Max Jacob, avant 1920, affichait une pancarte qui prescrivait en lettres énormes : « Ne jamais aller à Montparnasse. ».

Si les étrangers y accourront, nos écrivains désertaient Montparnasse, lieu quelque peu maudit : tous sauf quelques exceptions considérables que l'on vient de citer ; et, bien-entendu, sauf la nuée de reporters et de vulgarisateurs, qui s'y abattront dès que le quartier deviendra de notoriété publique. Au tout premier rang, Michel Georges-Michel, journaliste mondain et auteur d'un roman intitulé « Les Montparnos », qui fera date.

Pourquoi cet ostracisme ? C'est que Montparnasse a été surtout terre d'artistes, peintres et sculpteurs, avec une petite parenthèse musicale. Et voila qui va permettre de comprendre, en partie, les raisons pour lesquelles les écrivains passaient au large.

 

Le produit essentiel du Montparnasse artiste a été, on le sait, cette École de Paris, entrée désormais dans l'histoire des arts plastiques et dont le nom ressemble fort à une lapalissade. On ne le comprend, ce nom, que dans un sens non parisien : École de Paris parce que formée, justement, et pour la grande majorité, de peintres et sculpteurs non-parisiens, non français plus exactement, venant de partout, Allemagne, Russie, Amérique, Italie, etc. Une espèce de grande fratrie internationale créant, sous l'égide de Paris, des valeurs nouvelles ; donc une Babel à la lettre.

Les bien renseignés aiment fort rappeler que, dès avant 1914, Lénine et Trotsky jouaient aux échecs à La Rotonde et que Chaplin, à l'occasion de sa première tournée de mime à Paris vers 1912, n'avait rien eu de plus pressé que d'aller au Dôme. On peut démentir : si Trotsky a effectivement fréquenté Montparnasse, il est peu probable que Lénine, logeant près de la porte d'Orléans, ai souvent poussé plus loin que le Café oriental de la place Denfert-Rochereau ; quant à Charlot, ce n'est qu'en 1921, lors du lancement du « Kid » qu'il fera une apparition au quartier, histoire de fêter les palmes académiques qu'on venait de lui décerner.

Le banquet Rousseau, en 1908, avait permis aux Montmartrois de découvrir Montparnasse et ses ateliers aérés, en ramenant Le Douanier, endormi comme sa bohémienne, jusqu'à son lointain domicile. Le transfert, rue de Dantzig, de l'ancien pavillon des Vins de l'Exposition de 1900 marquera la naissance de la Ruche et de ses ateliers où l'on verra, à partir de 1910, des inconnus du nom de Soutine, Chagall, Foujita, Modigliani, auxquels rendait visite un poète chevelu encore en possession de ses deux bras : Blaise Cendrars.

André Salmon (qui sera, avec Blaise Cendrars justement l'unique exception à l'incompatibilité d'humeur des écrivains) situe très précisément en 1910 son installation rue Joseph-Bara et y annonce celle de son voisin Kisling en 1912, un peu avant que Modigliani, déçu par les dédains des Montmartrois, passe à son tour d'une rive à l'autre : ainsi, trois protagonistes de ce que sera le quartier prennent leur place sur la scène. Au reste, si l'on veut mieux motiver les raisons pour lesquelles les beaux-arts émigreront du nord au sud, il sied de mentionner la résidence de Montparnasse, bien avant 1914, de deux pôles d'attraction : les Stein, Gertrude et Léo, premiers gros acheteurs américains de toiles cubistes ; puis, pour les poètes plus ou moins affamés, la baronne d'Oetlingen, que l'on disait la fille de l'empereur François-Joseph, et son « frère », le peintre Serge Ferat ; Ce qui produit, en 1912, un événement : Picasso lui-même quitte la Butte avec Fernande Olivier pour voler entre les bras de la mystérieuse Eva et s'installer dans un appartement du boulevard Raspail.

 

Un autre poète, et leur ami, de même extraction, aurait pu se joindre à Blaise Cendrars et à André Salmon, s'il n'avait préféré Auteuil et le Café de Flore : Guillaume Apollinaire, qui, pourtant, calepin en main, va explorer Montparnasse ; et il note, à la date précise du 16 mars 1914 :

« Montparnasse remplace Montmartre, le Montmartre d'autrefois : tous ceux que la noce expulsait du vieux Montmartre détruit par les propriétaires et par les architectes ont émigré sous la forme de cubistes, de Peaux-rouges, de poètes orphiques. Ils ont troublé des éclats de leurs voix les échos du carrefour de la Grande-Chaumière. Devant un café établi dans un immeuble de licencieuse mémoire, ils ont dressé un concurrent redoutable, le café de la Rotonde. Ici vont plus volontiers les Slaves. En face se tiennent les Allemands. Les Juifs vont indifféremment dans l'un ou dans l'autre… A l'angle de la rue Delambre, c'est le Dôme : clientèle de gens riches, esthéticiens du Massachusetts ou des bords de la Sprée, au milieu desquels passe Pascin ; et c'est ici que se décide l'admiration qu'on professera en Allemagne pour tel ou tel peintre français.

S'il a une couleur différente de celle du Montmartre d'autrefois, poursuit Apollinaire, les Montparnasse d'aujourd'hui n'a pas moins de gaieté, de simplicité, de laisser-aller. Bientôt, je le gage sans le souhaiter, Montparnasse aura ses boites de nuit, ses chansonniers, comme il a ses peintres et ses poètes. Ce jour-là, Montparnasse aura vécu. L'agence Cook y emmènera ses caravanes... ».

 

Merveilleux prophète que cet Apollinaire. Il anticipe pourtant, et de beaucoup : le Bruant de Montparnasse ne sera que Michel Georges-Michel, suivi d'innombrables journalistes, et les cars Cook attendront la décennie Trente pour y convoyer leurs clients.

Ce qui va ralentir le mouvement, c'est la guerre qui éclate et qui détruit, pour commencer, la communauté en train de se former. Mais, petit à petit, les Allemands et beaucoup de Russes partis, Montparnasse renaît dans un Paris tout occupé de communiqués militaires et des débuts du rationnement. A partir de 1915-1916, par un paradoxe, Montparnasse commence à prendre forme en tant que lieu clos ou presque, de nos man's land, de havre au milieu de la tempête ; il trouve son âme, une âme qui se veut intemporelle, dédaigneuse de l'événement, résolue à ignorer l'Histoire et un monde à la débandade.

Ce Montparnasse n'est certes pas dépourvu d'uniformes : aux complets-vestons de Picasso (c'est la période où il fréquente activement le quartier), de Modigliani, de Cocteau, nouveau venu, de Max Jacob qui enfreint volontiers sa prescription affichée et cherche à vendre de table en table ses livres, s'ajoutent mais ne s'opposent pas les uniformes de Kisling ou de Léger, la manche vide de Blaise Cendrars ou la tète casquée d’Apollinaire. Pas question ici de chauvinisme ou de patriotisme, d'embusqués ou de médailles militaires : ce que l'on veut, c'est refaire le monde, et d'abord de retrouver les grandes joies de l'art, un art sans frontières.

Bref, un milieu qui commence à intriguer la police, laquelle y multiplie indicateurs et inspecteurs, d'autant que les étrangers sont loin d'être tous partis : ceux que l'on appellera bientôt « les métèques ».

 

Ces métèques vont accourir, attirés mystérieusement, dès que, la guerre finie, les uniformes sont rendus à qui-de-droit. Et c'est alors dans la vague d'euphorie de la paix retrouvée, pendant les premières années de la décennie des illusions, comme on dit, que Montparnasse devient pour de bon le lieu où ces illusions ont quelque chance de se muer en réalités.

Débute la grande frairie internationale, et une certaine capitale de l'Europe s'ouvre, donnant accès à tous les citoyens du monde. Changer la vie voulait Rimbaud, et, là, on la change : règnent la liberté, avec les libertés et quelques licences, l'amitié et l'ivresse, et la loi d'airain de l'argent est enfreinte, car personne, à ce carrefour, aussi démuni fut-il, ne manquait de trouver dans sa journée nombre de cafés crème et de croissants, un coin où coucher, avec quelques tickets de métro en sus. Métèques ? Eh oui : le seul lieu du monde où, sans chance particulière, on pouvait rencontrer la même nuit Isaac Babel, Scott Fitzgerald, Massimo Bontempelli, Ramon Gomez de la Serna, Bertholt Brecht… Mais pas de Jean Giraudoux ou de Jules Romains.

Et, bien-entendu, les peintres, la coulée interminable des peintres, peintres de toute origine et de tout acabit, depuis les chevelus qui, suivant une tradition déjà forte, faisaient le tour des tables, leur grand carton à la main et le crayon prêt à opérer jusqu'aux caïds en train de prendre de l'embonpoint, Kisling avec sa voix de rogomme, Léger en bleu de chauffe, Pascin avec son chapeau melon vissé sur le crâne depuis son réveil, Fujita simulant derrière sa frange et ses grosses lunettes le doux sourire du samouraï, Soutine avachi sur sa chaise, Georges Grosz avec sa distinction berlinoise.

Tous ceux-là, et tant d'autres, dans un contexte de filles, les fameuses filles de Montparnasse – mieux lavées que ne seront plus tard celles de Saint-Germain-des-prés -, volontiers charmantes et jolies, et qui seront de magnifiques copines, se satisfaisant du fatidique café crème et font le spécimen le plus pathétique sera cette Jeanne Hébuterne dite Noix de coco, suicidée peu après la mort de Modigliani.

Filles à la tète desquelles apparaissaient déjà les déesses, l'adorable Kiki pas encore plantureuse et prompte à passer des bras de Foujita à ceux de Man Ray, la première Indonésienne lippue et joyeuse, la première et flamboyante femme de couleur, la première Suétone souple et lisse comme une statue.

Étrangers ? Tous l'étaient, et toutes du moins par rapport à la vie du reste de la ville et du monde : étrangers et, par-dessus idiomes et charabias parfaitement alliés, dans le sentiment d'une vie réellement affranchie. Parlait-on esthétique ? Parfois, mais plus souvent d'autre chose, de la vie du quartier et surtout, eh oui, et surtout de cartes d'identité. Les Français eux-mêmes, qui n'en n'avaient nul besoin, s'intéressaient à ces récits un peu kafkaïens de longues démarches dans les couloirs de la préfecture de police pour obtenir ce fameux papier donnant droit de cité dans la paradis de Montparnasse.

 

N’empêche que le petit déjeuner à la terrasse du Dôme, le matin, entre dix et douze heures, apportait déjà, dans la journée, une première flambée d'euphorie. Les cafés crème de l'après-midi étaient mornes, avouons-le. Mais, dès que le soir tombait et que les feux de la nuit s'allumaient, le paradis ouvrait largement ses portes.

Tout ce que l'on dit là concerne le Montparnasse qui se fait, entre la fin de la guerre et 1925 ou 1926. Baty disparu pour laisser place à un café qui n'héritera pas de sa clientèle et ne sera jamais tout-à-fait adopté, il ne restait que Dôme et Rotonde : le Dôme, simple tabac avec comptoir au début et qui profitera du succès de la Rotonde pour s'étendre. Les « nuits de la Coupole », dont parlent les bien renseignés pour illustrer les débuts de Montparnasse, viendront seulement en 1926, quand ce café remplacera un grand marchand de charbon.

Un peu plus loin que la Rotonde, le Select qui, voyant accourir une clientèle américaine de préférence (à une table, le crâne déjà dégarni d'Henri Miller ; Hemingway passant, de temps à autre, pour boire d'autres alcools que ceux de la Closerie des Lilas, à qui il donnait habituellement sa pratique ; Robert McAlmon, les Crosby, Scott Fitzgerald) innovera en restant ouvert toute la nuit.

Car des localisations nationales se produisaient. La vieille Rotonde, déjà un peu délaissée, n'hébergeait plus que quelques Espagnols et les Catalans réunis autour de la silhouette à la Don Quichotte du colonel Macia, en attendant la chute de la Monarchie. Les Scandinaves hantaient les Vikings, rue Vavin, ou le Styx, restaurant préféré d'André Salmon, où l'on trouvait des pyramides de hors-d’œuvre.

Les Russo-berlinois suivaient Hya Ehrenbourg du Dôme au bar de la Coupole, où l'on trouvera souvent Tristan Tzara, monocle à l’œil, accoudé silencieusement au zinc.

Au Dôme, des Italiens, autour du peintre Massimo Campigli et d'Alberto Giacometti, fraterniseront avec des Yougoslaves, dont certains deviendront ministres sous Tito. Quant aux Allemands, ils étaient partout, avec leur air de Kurfürstendamm.

Il y avait, de but en blanc, des marées qui refluaient. « On ne va plus au Select », « On ne va plus au bar du Dôme » ; mots d'ordre qui circulaient à la vitesse du son et que motivait, le plus souvent, l'expulsion d'un client trop intempérant ou coléreux, mais qui se trouvait être un personnage digne de respect. Ces exclusives ne duraient guère. Mais il en était d'autres, plus durables ; elles se produiront surtout à partir du moment où Montparnasse s'affirmant, et l'argent arrivant mystérieusement à flots, des clientèles nouvelles commenceront à surgir : marchands de drogue, tenanciers de maisons-closes, et au mieux, spécialistes de la cavalerie de Saint-Georges. Suivis, comme il se doit, par une maréchaussée en complet-veston, non moins indiscrète que la vraie.

 

Au premier Montparnasse, celui qu'avait vu Apollinaire et qui se prolonge jusqu'à la fin de la guerre de 1914, au deuxième, le véritable Age d'Or, qui dure jusque vers 1926, un troisième Montparnasse va succéder. Mes feux n'avaient fait que s'allumer ; à présent, ils vont envahir le carrefour et Paris se découvrira un nouvel et précieux divertissement.

La place est prête pour l'arrivé des cars Cook : avec l'argent de la drogue, et une certaine pègre, vient la fin de la décennie, et le bourgeois lui-même va se risquer, le samedi soir, à visiter ces établissements désormais renommés.

Il va chercher vainement les tètes illustres : elles se font de plus en plus rares. Mais il découvre des attractions qui, pour les autochtones, ne sont que des copains auxquels on ne fait plus attention : c'est Granovski, le peintre cow-boy de Montparnasse, toujours vêtu comme au Far-West ; c'est un Américain jovial et à charabia incompréhensible, qui recrute des spectateurs pour son cirque privé, dans un atelier de la place d'Italie, où il aime à jouer les clowns et où, par ailleurs, ce dénommé Calder montre ses premiers mobiles. C'est le comte Karoly, prédécesseur de Bela Kun en Hongrie, qui, au bar de la Coupole, aime bien à ficher la lame de son canif entre les doigts de sa main étalés sur la table ; c'est le capitaine Triolet poursuivant un peu partout son épouse en fuite qui s'appelle Elsa et n'a pas encore rencontré Aragon.

C'est Olga Wassiliev, toute ronde et petite, vieille sorcière russe qui fabrique des poupées ; ce sont deux dessinateurs un peu timides, le Salvadorien Tono Salazar et le Tchèque Adolf Hoffmeister, qui ne se doutent guère, dans leur recherche du café crème, qu'un jour ils seront ambassadeurs.

Montparnasse découvre aussi le beau-monde. Ce beau-monde avait déjà fait une apparition furtive, par l'entremise de Jean Cocteau, au lendemain de la guerre, quand le poète commençait son apprentissage de la modernité. Avec Cendrars, Cocteau organise, dans un gymnase de la rue Huygens, les premiers concerts de Satie et de ceux qui vont devenir les Six. Pierre Bertin dit des poèmes, entre les musiques de Poulenc et de Milhaud, et le beau-monde applaudit.

Mais la musique, face aux arts plastiques, n,'a pas tenu, et le beau-monde est retourné rive droite. Plus tard surgiront les marchands de tableaux, avec la gloire de l’École de Paris qui se forme : Paul Guillaume parmi les premiers, qui raflera tous les Modigliani qu'il pourra trouver, notamment ceux que le pauvre Zhorowski, tuteur ou presque de l'Italien, entassait dans un appartement de quatre sous. C'est le début du pactole dans le quartier et des réceptions chez des peintres qui resteront mémorables, celles de Pascin par exemple – l'artiste en chemise et chapeau melon, apprêtant dès son lever des baquets de sardines sorties de leurs boites et des tonneaux de gros rouge.

Le beau-monde revient, pour se mêler aux Montparnos déjà largement célébrés. Ce n'est pas encore assez : le beau-monde veut bien s'encanailler, mais pour le retenir, il en faut un peu plus.

Et c'est alors que s'ouvrent les boites de nuit annoncées par Apollinaire, une quinzaine d'années avant. Au coin de la rue Boissinade et du boulevard, il existait une petite bâtisse qui ne payait pas de mine : dans une salle, au rez-de-chaussée, un obscur poète, Alexandre Mercereau, s'efforcera pendant longtemps de prolonger l'enseigne du Caméléon, les fastes des caveaux poétique du Quartier latin. Un jour, vers 1922 ou 1923, il passe la main. Et, à sa place, s'ouvre une petite boite, longtemps confidentielle : ce Jockey, où régnait le jazz au piano, sous la pancarte « Ne tirez pas sur le pianiste ». On y allait en voisins, et on ne payait pas toujours. Mais c'est ainsi que débuteront les grandes attractions qui, de Jungle en Boule Blanche, vont dès l'approche des années Trente, annexer Montparnasse au Paris de la fête.

 

« T'en fais pas ! Viens à Montparnasse... », chante-t-on aux environs de 1930. C'est que le mythe est enfin formé : on s'amuse ferme dans ce quartier où l'on voit des gens singuliers. Le mythe ne s'affirme que lorsque l'événement est passé et bien passé. La grande vogue du quartier, désormais ouvert aux bourgeois curieux, coïncide avec le départ des Américains, qui n'achètent plus rien à prix d'or, cet or venant d'être englouti dans l'effondrement de Wall Street ; ou avec le lamentable suicide de Pascin, l'un des grands donneurs de fêtes de Montparnasse.

Où sont les bals de jadis ? On démolit Bullier, la salle Huygens est désaffectée, et on ne danse plus dans le style des bals : il n'y a que le Charleston du Jockey, que vont suivre la Jungle, le Jimmy's remplaçant le Styx, d'autres boites. S'il y a bals, c'est dans les ateliers qu'on les improvise, les soirs de gaieté : ces petites soirées où la coutume voulait que tout nouvel arrivant, à l'entrée, eut à avaler illico un premier verre de fine, en guise de viatique, afin de se mettre dans l'ambiance.

Plus de bal Ubu, donc, ou de bal des Tropiques. Il y a bien, rue Blomet, le Bal Coloré, établissement antillais public, mais il effare un peu le bourgeois, tout autant que la cérémonie annuelle de la Horde, où les strip-teases sont rigueur, avant qu'on les invente. Peu importe, le bourgeois erre désormais dans le quartier, heureux comme un poisson dans l'eau. Il ne se plaint pas de ne plus voir Foujita dans ses accoutrements ou Kisling conviant des inconnus de table en table pour aller fêter, rue Joseph-Bara, la vente d'un tableau. Le bourgeois n'est nullement déçu, car il vit le mythe. Au surplus, il connaît les potins du quartier, car il lui arrive de lire « Paris-Montparnasse ».

 

Eh oui. Montparnasse a désormais son journal officiel. C'est le dessinateur Henri Broca qui le fabrique, dans un entresol du boulevard : il est le petit-fils de l'illustre clinicien et il mourra lui-même fou, mais pour l'instant, c'est un gentil garçon, absolument dévoué au succès du quartier. Et il a, à ses cotés, une attraction désormais de taille : Kiki en personne.

Bien-sûr, elle n'a pas la beauté insolente de quand, jeune Bourguignonne, elle devenait la reine des modèles du quartier, en arrivant chez les peintres toute nue sous son manteau dont elle s'empressait de se débarrasser. C'est à Kisling, premier Kiki de Montparnasse, qu'elle doit son sobriquet. Depuis, il y a eu Man Ray, le petit irascible Man Ray qui, dans le fameux premier film surréaliste « l'Etoile de mer », perpétuera le le regard magique et les appâts de sa maîtresse trop intempérante. En 1930, Kiki n'est plus qu'un souvenir, mais le bourgeois peut la voir en chair et en os.

Et aussi Aïcha la Noire, Caridael l'exubérante, Youki, la Youki de Foufou (le bourgeois sait qu'on ne saurait appeler Foujita autrement) et à présent de Robert Desnos, le seul surréaliste fidèle au quartier. Mais où sont les neiges d'antan ? Youki qui avait paru au bal. Ubu déguisée en reine, tandis que Foujita était en fille publique. N'importe : de son équipée à Montparnasse, le bourgeois ramènera un souvenir ébloui. Il a vécu le mythe, l'espace de quelques heures, ce mythe qui existe désormais dans l'imagination de tous. Et après-tout, n'est-ce pas là tout ce qu'on lui demande ?

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