A ceux et celles qui n'entendent rien, qui ne disent rien, et qui ne boient rien... :

Ça peut paraitre incroyable, ça peut paraitre inimaginable, ça peut paraitre ridicule à ceux et celles qui n'entendent rien, qui ne disent rien, et qui ne voient rien, mais il y a certaines personnes pour lesquelles l'existence n'est qu'un continuel parcours du combattant. Il y a certaines personnes pour lesquelles chaque jour est une épreuve, pour lesquelles chaque acte du quotidien est empreint de larmes et de souffrances, de terreurs et d'angoisses.

Pour ces personnes également, chaque geste - aussi infime soit-il, aussi insignifiant pour la grande majorité des gens soit-il - est source d'épuisement, est facteur d'un tel stress qu'il ne laisse ni repos ni répit. Jamais ! Ces personnes en arrivent à ne plus être capables de penser ou de réfléchir correctement. Elles deviennent inaptes à entreprendre des démarches ou des activités qui semblent aisées ou simples à tout un chacun. Et plus elles en sont prisonnières, plus on exige d'elles. Plus on les bouscule ou on les traumatise pour les faire réagir.

Sauf que ces personnes ne sont pas en état de réagir. Sauf qu'elles n'ont pas la force de se relever. Sauf que lorsqu'on leur dit de "se bouger, de reprendre le dessus, de se faire violence afin d'avancer", on les détruit encore plus. On les meurtrit davantage encore plus physiquement et psychologiquement. On les rudoie au point qu'elles n'ont qu'une seule issue : se replier toujours plus sur elles-mêmes, se réfugier à l'intérieur de leur bulle où elles font en sorte qu'aucun mal qu'aucune détresse, qu'aucune épouvante ne les atteigne pas. En nulle occasion et de la part de quiconque ; et ce, quel que soit le prix à payer.

Mais même là, les aléas de la vie ou ceux et celles qui n'entendent rien, qui ne disent rien, qui ne voient rien ne s'encombrent pas de scrupules. Ils persistent ; ils se plaisent à harceler ces personnes. Ils prennent d'assaut leur bulle afin de la démanteler, afin de la leur en dépouiller. Ils saccagent leur ultime havre de paix et de sérénité. Ils le renversent, même si ce qu'ils font risque de pousser ces personnes vers la démence ou la mort.

Pour ceux et celles qui n'entendent rien, qui ne disent rien, et qui ne voient rien en effet, ça n'a pas d'importance ; ce qui l'est par contre, et quoi qu'il leur en coute, et quels que soient les sacrifices qu'elles doivent endurer, c'est que quoiqu'il leur en coute, ces personnes doivent tout sacrifier pour se glisser dans la peau de quelqu'un qu'elles n'ont jamais été, qu'elles ne sont pas, et qu'elles ne seront jamais. C'est de les obliger à être la proie d'une lente et irrémédiable agonie, d'un délabrement corporel et moral sans possibilité de retour en arrière. C'est qu'elles soient les victimes consentantes des tortures qu'ils leurs prodiguent. Alors qu'eux-mêmes, si ils étaient à leur place ne serait-ce que quelques instants, ne s’accommoderaient pas du millième de ce à quoi ils les soumettent.

Mais ceux et celles qui n'entendent rien, qui ne disent rien, et ne voient rien, s'en foutent éperdument, puisque ce ne sont pas eux ou elles qui sont frappés de terreur, d'agonie, et de mortification.

Oui, ça peut paraitre révoltant, ça peut paraitre scandaleux, ça peut paraitre ineffable, mais nous ne sommes pas tous et toutes dotés des mêmes atouts, des mêmes chances, des mêmes facultés, des mêmes attributs, à la naissance. De même, un simple accident de parcours, une seule erreur, une seule difficulté, peut remettre pour toujours en question tout ce qui nous semblait acquis. Tout peut s'écrouler du jour au lendemain ; et il se peut que nous ne puissions jamais nous en remettre, nous en relever pour continuer à avancer.

Que ceux et celles qui n'entendent rien, qui ne disent rien, qui ne voient rien, soient toutefois conscients qu'ils sont peut-être - probablement - les prochains sur la liste. Ça ne les effleure même pas. Au contraire, ils sont les premiers à montrer du doigt, à donner des leçons à tout va, à juger, à condamner, à se sentir supérieurs, à écraser ces personnes. Or, si pour une raison ou pour une autre, cette "normalité" dont ils se targuent d'être les réceptacles leur était subitement ôtée, ils seraient également les premiers à s'effondrer en sanglotant.

Regardez notamment des gens leur ressemblant et qui se croyaient jusqu'alors à l'abri de telles horreurs, que les monstrueux incendies dans les Landes ont désorientés et abimés parce qu'ils ont tout perdu. Comme ceux et celles qui n'entendent rien, qui ne disent rien, et qui ne voient rien, tels des enfants démunis, dépouillés de leurs atours tape-à-l’œil, ils faut qu'ils soient frappés par le malheur extrême pour qu'ils redeviennent aussitôt des êtres humains fragiles. Leur courage, leur persévérance, leur patience, leur énergie, leur résistance, se désagrège immédiatement quand l'immense majorité d'entre eux est confrontée à ce que la vie peut leur réserver de pire .

Oui, ils redeviennent immédiatement des êtres humains faillibles et limités. Ce sont eux qui se transforment en personnes oubliées, démunies, brisées, meurtries à tout jamais. Oui, autrefois, ils se plaisaient à humilier, à rabaisser, à harceler, et juger ou à condamner ces personnes fragiles, vulnérables, différentes. Jamais ils n'auraient imaginé qu'un jour, ce serait eux qui pourraient être à leur place ; qui seront un jour à leur place.

Pourtant, observez-les puisque vous faites partie de cette majorité qui n'entend rien, qui ne dit rien, qui ne voit rien, et qui se répète en boucle pour quelques temps encore : "jusqu'ici, tout va bien... jusqu'ici, tout va bien..."...

Dominique Capo