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Mes Univers
26 juin 2019

Chapotre Deux, 1920, l'Allemagne paiera :

 

X1

Voté en 1914, l’impôt sur le revenu fut appliqué seulement et progressivement à partir de 1917, trop tard pour avoir un effet déterminant sur le financement de la guerre. Un sixième environ des dépenses fut couvert par l’impôt. Par crainte d'impopularité les gouvernements successifs hésitèrent à l'augmenter et préférèrent en rejeter le poids sur les générations suivantes, grâce aux moyens classiques, recours aux avances de la la Banque de France, emprunts publics, emprunts extérieurs…

La circulation des billets était passé de 6 milliards en 1913 à 38 en 1920. Les emprunts publics à court et long terme, avaient permis de drainer environ 75 milliards de francs, les emprunts extérieurs une trentaine. Ces manipulations monétaires n'avaient pas eu de graves conséquences aussi longtemps qu'avaient duré les hostilités, car des accords monétaires interalliés en vigueur alors, avaient maintenu, artificiellement, le cours du franc. Ils prennent fin en 1919, et dès lors la chute du franc s'accélère : la livre, qui cotait traditionnellement 25 F, passe à 40 à la fin de 1919, puis oscille entre 50 et 60 en 1920. Le dollar, échangé jusque-là à 5 F, monte à 10 à la fin de 1919, pour varier en 1920 entre 14 et 17 F.

 

Les contemporains s'interrogèrent sur ce qui se passait. Habitués à vivre dans un univers de stabilité monétaire, ils ne comprennent pas. Depuis l'institution du franc de germinal par Bonaparte, en dehors de deux brèves périodes de cours forcé en 1848 et en 1871, le franc n'avait pour ainsi dire jamais varié, et la monnaie avait une valeur presque de fétiche. Le phénomène était d'autant plus délicat à discerner que la France était victorieuse. Comment se pouvait-il que sa monnaie eut baissé ? Il fallait pourtant se souvenir que la convertibilité du franc avait été abolie le 5 août 1914, ce qui, en l'absence de rentrées fiscales suffisantes, avait ouvert la porte à l'inflation. Mais la nouveauté même de ce mal ne permettait pas de faire un diagnostic fidèle. Une ère d'instabilité monétaire s'ouvrait que les seuls moyens fiscaux, et encore eut-il fallu un très grand courage, ne pouvaient pallier.

Pourtant, les illusions continuaient à régner. Trop enclins à recourir aux solutions fournies par l'Histoire, les Français se laissaient bercer par l'idée que les vaincus pourraient payer, comme ils l'avaient toujours fait dans le passé. Et e penser à la situation de la France en 1815, chargée d'une indemnité de guerre et de l'entretien des troupes alliées, et en 1871, où 5 milliards avaient été versés en un temps record à l'Empire allemand victorieux.

De là le mot fameux et combien malheureux de ce ministre des Finances imprudent : « Le Boche paiera. », qu'une tradition pudique a transformé en « l'Allemagne paiera. ». Dans le bouleversement général de l'Europe, en présence de ruines et de dettes sans commune mesure avec ce qu'on avait vu jusque-là, le vainqueur ne pouvait réclamer au vaincu ce qu'il attendait.

 

Un changement, pourtant, avait cristallisé l'attention des contemporains : la vie chère, que Raoul Blanchard avait déjà dénoncée dans les derniers mois de la guerre.

La stabilité du franc s'était accompagnée d'une stabilité des prix, mises à part des variations saisonnières que la ménagère connaissait bien. Or les prix de détail ont pratiquement doublé pendant la guerre, mais la fin des opérations n'allait-elle interrompre la hausse ? Non, car les prix s'emballent dès qu'ont disparu freins et contrôles mis en place au fur et à mesure que s'enrayaient les mécanismes classiques. A la fin de 1919, les prix ont triplé, à la fin de 1920, ils ont quadruplé, alors que les salaires réels baissaient au moins de 20 %.

Suit alors un déferlement de grèves qui prennent rapidement un caractère révolutionnaire. L'opinion eut tôt fait de parler de contagion révolutionnaire. Dès le début de 1919, un très vif mécontentement se manifesta parmi les ouvriers. La vie chère – dans le secteur de l'alimentation mais aussi dans celui des loyers dont les prix sont libérés, du moins en pratique, vu la crise du logement - « est fouettée par la levée des restrictions et l'abondance monétaire, malgré les tentatives gouvernementales d'assainir, avec les boutiques de Vilgrain1, le marché parisien… Les rapports de « physionomie » établis hebdomadairement par les commissionnaires divisionnaires des districts de Paris concordent… pour prévoir une agitation ouvrière. » ; d'après A. Kriegel2 : Aux origines du communisme français.

 

Le heurt décisif se produit à propos des manifestations du 1er mai 1919 interdites par Clemenceau, maintenues par les organisations syndicales. Puis en juin éclatent une série de grèves variées : du port des constructions navales à Bordeaux, tullistes, moulineurs et tisseurs à Lyon, ouvriers du bâtiment, de l'habillement et tonneliers à Béziers, d'autres encore, en particulier, parmi les métallurgistes de la région parisienne.

La situation demeure tendue pendant l'été de 1919, puis se calme.

Les débuts de 1920 sont marqués par une nouvelle grève qui a un profond retentissement, celle des cheminots des ateliers de réparations, à Périgueux. Elle se prolonge en février par celle des cheminots de Villeneuve-Saint-Georges, qui en six jours s'étend à l'ensemble du réseau : le 25 février il est totalement paralysé, mais les négociations sont menées rapidement. Une semaine plus tard, le trafic est rétabli.

Ce n'est pourtant qu'une alerte, car la troisième vague de grèves éclate en mai, à nouveau dans les chemins de fer : 4 réseaux sur 6 sont arrêtés. D'autres branches suivent. La menace d'une grève générale se précisait, mais elle échoua en grande partie à la suite du refus des agents du métro qui, ayant obtenu en 1919 d'importantes hausses de salaires, ne tenaient pas à s'associer à un nouveau mouvement. Et la grève pourrit d'elle-même dans les derniers jours de mai : « La répression fut rigoureuse : 22000 cheminots furent révoqués par Millerand. Pendant quinze ans les organisations ouvrières allaient être atteintes et leur propagande enrayée, de ce fait. Mais l'ordre était rétabli en France, première puissance du continent3. ».

Les grèves avaient échoué, mais elles n'en n'avaient pas moins sérieusement affecté le pays : « Ce n'était pas la défaite de la patrie, mais au contraire sa victoire, apparaissant comme la victoire des couches dirigeantes françaises, qui poussaient le mouvement ouvrier français à aller chercher une réponse à ses difficultés du coté de l’extrémisme russe. C'était le nationalisme déchaîné de la bourgeoisie française qui orientait la classe ouvrière vers le bolchevisme. ». A. Kriegel.

Les difficultés économiques venaient d'ouvrir une voie nouvelle au mouvement ouvrier français.

 

Autres mécontents et victimes de la vie chère : les classes moyennes et les rentiers. L'épargne avait été une vertu française savamment encouragée au cours du siècle précédent et favorisé par l'exceptionnelle stabilité monétaire. Confiants dans les fonds d’État et les emprunts étrangers, les Français avaient accumulé les titres à revenus fixes, aux dépends des actions industrielles, qui inspiraient une confiance très limitée. La guerre et l'inflation ont amoindri les patrimoines des détenteurs de revenus fixes, alors que les actions connaissaient une vigoureuse poussée en Bourse en 1919.

Certains débiteurs ont fait défaut, comme l’État soviétique, qui renie les dettes de son prédécesseur : il n'était guère de famille française qui ne possédât des fonds russes, considérés comme des valeurs du « père de famille ». Du jour au lendemain, ces titres ont perdu toute valeur, entraînant d'amères déceptions. Si l'on tient compte de l'inflation, du défaut des débiteurs, de la liquidation des avoirs français à l'étranger pour payer des approvisionnements et des munitions, le portefeuille français a perdu 85 % de sa valeur, et la perte affecte surtout les classes moyennes, dont, au surplus, le bas de laine s'est dégonflé au fur et à mesure qu'à la suite d'appels patriotiques l'or des particuliers faisait retour dans les caisses de l’État.

Durement touchés, les représentants de ces classes sont prêts à écouter les appels souvent enflammés de groupements politiques extrémistes dont le nationalisme intransigeant réussit à faire oublier les avanies financières. Il faut un bouc émissaire : ce sera tantôt la Russie, tantôt l'Allemagne, tantôt les juifs, tantôt la finance internationale. La rancœur favorise, à partir de 1919, les mouvements extrémistes dans les couches bourgeoises de la population.

 

Nombreux sont cependant les profiteurs, les « nouveaux riches » comme on les appelle alors avec une pointe de mépris et d'envie. Fournisseurs d'armements et de munitions, banquiers industriels, commerçants ont su profiter des circonstances exceptionnelles pour se rendre indispensables à un gouvernement qui n'avait pas prévu la mobilisation économique et a dû donc accepter les services des traitants.

Parmi eux les trafiquants de moindre envergure, les « marchands de canons » qui font montre d'un luxe insolent.

On estime officiellement les bénéfices de guerre à quelque 17 milliards d'euros, ce qui laisse soupçonner des profits infiniment plus considérables. De grosses fortunes ont été édifiées en peu de temps, ce qui paraît contraire à la morale bourgeoise, fondée sur l'effort et l'épargne.

Finalement, c'est à une crise morale que l'on assiste. Les valeurs traditionnelles ont été bouleversées, les notions bourgeoises sur lesquelles avait vécu une partie du pays sont battues en brèche par les développements récents. Mais, pour la majorité des Français, le désir de profiter au maximum du moment, après les dures années passées, supplante toute autre pensée ou réflexion.

Un monde nouveau est en train de naître, alors que la préoccupation majeure consiste à retrouver la stabilité de l'avant-guerre. C'est dans l'incapacité de comprendre la rupture qui vient de s'opérer que réside le drame fondamental, prélude à la grande illusion des années vingt...

 

 

 

 

1 Ernest Vilgrain, né à Frouard le 20 octobre 1880,, décédé le 16 janvier 1942, est un industriel minotier qui a été chargé du ravitaillement dans le gouvernement de Georges Clemenceau de 1917 à 1920.

2 Annie Kriegel, née Annie Becker le 9 septembre 1926 à Paris (11e arrondissement), et morte le 26 août 1995 à Paris, est une historienne française. Militante du PCF durant sa jeunesse, Annie Kriegel change progressivement d’orientation politique après les événements de 1956. Devenue ensuite éditorialiste au Figaro, elle porte un regard de plus en plus critique sur le passé du communisme français.

3P. Reynaud, Mémoires T1, Venu de ma montagne, P 151.

 

 

 

 

 

 

 

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